Depuis le 6 janvier 2025, Nicolas Sarkozy est jugé, avec douze autres prévenus, devant la 32e chambre du tribunal judiciaire de Paris, pour un procès historique censé durer trois mois. L’ancien Président de la République est accusé d’avoir noué un « pacte de corruption » en vue du financement de la campagne présidentielle de 2007, avec Mouammar Kadhafi et des cadres du régime dictatorial libyen. Mais qui est ce dirigeant ? Cette figure insaisissable de la vie politique africaine, arabe et mondiale depuis son coup d’État en 1969, le reste jusqu’à sa mort dans des circonstances troubles en octobre 2011.
L’ascension d’un dirigeant militaire atypique dans un pays fracturé
Mouammar Kadhafi naît vers 1942-1943 dans le contexte de la Guerre du Désert opposant les Alliés anglo-américains et les forces italo-allemandes, ayant pour théâtre les côtes méditerranéennes de l’Afrique du Nord. Il voit le jour dans la région de Syrte, alors que la Libye est une colonie italienne et un théâtre d’affrontements réguliers depuis une trentaine d’années. Le statut du territoire libyen demeure flou dans les années suivant la Seconde Guerre mondiale, partagé entre administration britannique et administration française, avant d’accéder à l’indépendance en 1951, devenant le Royaume-Uni de Libye. La monarchie d’Idris Ier tente d’assurer l’unité du pays à 95 % désertique, historiquement divisé en trois parties (Tripolitaine, Fezzan et Cyrénaïque) et constitué d’un ensemble disparate de clans et de tribus. La Libye est un des États les plus pauvres de la planète, mais la découverte d’importants gisements de pétrole par la Libyan American Oil chamboule l'économie et le statut de la Libye à l’international. Le gouvernement royal, proche des pays occidentaux dans le contexte de la Guerre Froide, se voit fragilisé en interne par une contestation grandissante, inspirée par le nationalisme et le socialisme arabes. Celle-ci gagne en vigueur à l’issue de la Guerre des Six Jours (juin 1967) ; un groupe d’officiers de l’armée, formé dès 1964, orchestre un coup d’État le 1er septembre 1969 alors que le roi Idris est en déplacement pour soins médicaux. Sous la direction du Mouammar Kadhafi, qui se voit octroyer le grade de colonel, un nouveau régime voit le jour. Le militaire militant cumule rapidement les fonctions politiques, militaires et idéologiques. Il est en effet à la fois président du Conseil de commandement de la révolution et Premier ministre, contrôlant les pouvoirs exécutifs et législatifs, plaçant des officiers au sommet de l’État. La République évolue de plus en plus vers une dictature militaire personnelle, visant une synthèse entre différents mouvements et idéologies politiques du temps (panarabisme, panafricanisme, socialisme révolutionnaire, islamisme).

L’émergence d’une voie alternative sur le plan international ?
Dès la fin de l’année 1969, un projet de fédération regroupant la Libye, l’Égypte, le Soudan puis, pour d’autres raisons, la Tunisie, la Syrie, l’Irak et la Jordanie, est poussé par Kadhafi dans l’idée de concrétiser les idéaux panarabes voire panafricanistes. Ces courants ont une influence notable dans le mouvement des non-alignés, refusant l’impérialisme et le colonialisme de la part des grandes puissances et des blocs idéologiques de l’époque. Pour des raisons d’instabilité politique, cette Union des Républiques arabes et ces projets n’existent que sur le papier mais témoigne d’une volonté d’alternative internationale, promue par le dictateur libyen. En 1975, celui-ci rédige un manifeste politique intitulé le Livre vert, en référence au Petit Livre rouge de Mao Zedong, dans lequel il défend l’instauration d’une troisième théorie, visant à dépasser le capitalisme et le communisme, mise en œuvre par le biais de la démocratie directe des masses. Ainsi, deux ans plus tard, il proclame le système de la Jamahiriya, dirigée en théorie par des congrès populaires de base, mais qui se révèle accroître le pouvoir de Kadhafi et la répression envers les opposants et les intellectuels dissidents. En effet, les partis politiques sont interdits, les médias sont aux ordres et les principales organisations ainsi que les ressources du pays reviennent à des proches du dirigeant libyen. Pour cela, il procède à l’expropriation d’anciens colons italiens, à la prise de contrôles de compagnies pétrolières occidentales, qui tolèrent cet état de fait en constatant que la Libye rejette également le bloc soviétique. Ayant la main sur cette manne, le régime libyen s’enrichit considérablement et finance des équipements et des systèmes publics, en doublant le salaire minimum, ce qui lui assure un certain assentiment de la part du peuple. Toutefois, de nombreuses contestations internes et des tentatives de coup d’État se succèdent au cours des années 1970, ce qui provoque en réaction d’importantes purges et le gonflement de l’appareil répressif, un des plus sévères au monde. Le contrôle strict de la dictature sur l’industrie pétrolière permet de générer des revenus faramineux, servant les desseins du Guide de la Révolution autoproclamé à partir de 1980.
Une mise au ban des nations causée par un activisme déstabilisateur
Les positions de Mouammar Kadhafi lui valent des inimitiés de plus en plus prononcées parmi la communauté internationale. Après avoir fait évacuer les bases militaires britanniques et américaines au début des années 1970, le rejet du modèle occidental se fait vif dans l’opinion libyenne, dans le contexte de la révolution islamique en Iran, soutenue par Kadhafi. En décembre 1979, le saccage de l’ambassade états-unienne à Tripoli témoigne de cet état de tension qui va aller croissant tout au long de la décennie 1980. Le dirigeant libyen finance et soutient de nombreux groupes insurrectionnels en Europe (Armée Républicaine Irlandaise, Fraction Armée Rouge en Allemagne, Brigades Rouges en Italie, Euskadi Ta Askatasuna au Pays Basque), en Afrique (Angola, Burkina Faso, Gambie, Soudan, en soutien du Front Polisario dans la guerre du Sahara occidental, contre l’apartheid en Afrique du Sud…) ; il mène une politique interventionniste en annexant de facto une partie du Tchad, en appuyant militairement l’Ouganda contre la Tanzanie, en soutenant de nombreux groupes de lutte pour la libération de la Palestine. Certaines de ces fractions armées commettent des attentats, notamment ceux de Rome et de Vienne en décembre 1985. Quelques semaines plus tard, les États-Unis mettent la pression à la Libye en positionnant des unités navales à proximité du golfe de Syrte, revendiqué comme des eaux territoriales libyennes par Mouammar Kadhafi. Selon lui, le parallèle 32° 30' nord devient la “ligne de la mort” pour quiconque le franchit. Ainsi, dans la première moitié de l’année 1986, de nombreux incidents éclatent entre l'United States Navy et l’armée libyenne, tandis que des attentats sont commis par des agents libyens par ailleurs (une bombe à Berlin-Ouest fait plusieurs victimes parmi des forces armées américaines début avril). Les bombardements de Tripoli et de Benghazi par les États-Unis font blesser Kadhafi, et suscitent une montée des contestations internes, accueillies de manière apaisée dans un premier temps, avant de voir un regain de la répression de masse. La timide politique de détente et d’ouverture opérée par la dictature est suivie par une bascule vers un autoritarisme exacerbé et un soutien renforcé aux actes de terrorisme international, notamment en faisant exploser deux avions de ligne (vol 103 Pan Am et vol 772 d'UTA). Le pays connaît donc une politique de sanctions économiques et un embargo strict dans les années 1990. Le fonctionnement en autarcie n’empêche pas la Libye d’être attractive pour de nombreux travailleurs venus du reste de l’Afrique.
La chute d’un ancien paria

Si les années 1990 représentent une sorte de traversée du désert pour Mouammar Kadhafi, celui-ci multiplie les initiatives, notamment en Afrique, pour contrer son isolement diplomatique. Il finance ainsi des fondations humanitaires ainsi que des initiatives sociales, et se trouve à l’origine de la création de la Communauté des États sahélo-sahariens. Après le 11 septembre 2001, Kadhafi donne des gages aux Américains et aux Européens et gagne en crédibilité à l’international par sa participation à la guerre contre le terrorisme islamiste, contre lequel il lutte également sur le plan intérieur. Cet ancien mécène de mouvements armés de part et d’autre parvient à devenir à nouveau fréquentable pour les Occidentaux en renonçant à ses programmes d’armes de destruction massive, en signant le protocole additionnel du Traité de non-prolifération nucléaire, et en luttant contre l’immigration clandestine vers l’Europe. En particulier, les relations avec l’Italie, l’Espagne et la France se normalisent et d’importants contrats engagent les deux rives de la Méditerranée. Sur le plan intérieur, le système politique reste verrouillé et la répression frappe toujours les opposants, incarcérés, torturés ou tués lors de manifestations ou d’exécutions publiques. Mouammar Kadhafi paraît au faîte de son pouvoir, malgré les crises diplomatiques régulières et des données désastreuses sur le plan de la corruption. L’Indicateur de Développement Humain est l’un des plus élevés du continent africain, grâce aux politiques sociales et éducatives mises en place par la dictature. Pourtant, le mécontentement gronde au début de l’année 2011, amplifié par les mouvements contestataires dans la Tunisie et l’Égypte voisines. Si, dans ces pays, les dictateurs sont chassés du pouvoir et une transition politique voit le jour, en Libye, la contestation se transforme en soulèvement militaire, partant de l’est du pays. Rapidement, Benghazi et la Cyrénaïque deviennent hors de contrôle et les insurgés reçoivent l’appui de plusieurs pays occidentaux, ouvrant la voie à une intervention militaire aérienne sous mandat de l’Organisation des Nations Unies. Les combats durent plusieurs mois ; le 20 octobre 2011, dans des circonstances encore confuses, Mouammar Kadhafi est tué près de Syrte, là où tout a commencé pour le dirigeant libyen. Sa mort correspond à la fin du régime de la Jamahiriya et à l’ouverture d’un nouveau cycle d’instabilité et d’insécurité, gagnant en intensité au fil des années et toujours pas clos de nos jours.

Tout en promouvant une diplomatie marquée par les principes du non-alignement et de la recherche d’une voie alternative, Mouammar Kadhafi représente l’un des régimes les plus controversés de son temps. Dictature terrible pour ses opposants, la Jamahiriya a pu fonder sa prospérité sur les ressources pétrolières et le développement d’initiatives industrielles et sociales. Entre la Guerre Froide et le soutien aux mouvements armés dans de nombreuses régions du monde, les rapports de Kadhafi avec les pays occidentaux ont fluctué au cours des décennies, jusqu’à sa chute lors de la première guerre civile libyenne en 2011.
Pour aller plus loin :
GOURDIN Patrice, “Géopolitique de la Libye”, Diploweb, septembre 2011.
LAVALLÉE Guillaume, “Mouammar Kadhafi : un règne politique pas comme les autres”, Perspective Monde, mars 2021.
PING Jean, “Fallait-il tuer Kadhafi ?”, Le Monde Diplomatique, août 2014.
ROMAN-AMAT Béatrice, “1er septembre 1969 : Kadhafi renverse le roi Idriss Ier en Libye”, Hérodote.net, août 2020.
TOPONA Éric, "Il y a 50 ans, Mouammar Kadhafi accédait au pouvoir", Deutsche Welle, août 2019.
VALLÉE Olivier, “Kadhafi : le dernier roi d'Afrique”, Politique africaine, 2012.
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