La présence des Juifs en France est bimillénaire. L’histoire de leur rejet suit également un cours long et tumultueux, nourri de multiples ramifications. Cette suite d'articles a pour objectif de proposer une - modeste - synthèse de l’ensemble des enjeux et des clés de compréhension pour appréhender un phénomène aussi large que dense. Pour cela, Histoire d’en Parler vous propose une sorte de dictionnaire chronologique, qui vous permet de naviguer dans les eaux troubles de l’antisémitisme. Aujourd'hui, la troisième partie, dédiée à la période la plus virulente concernant le rejet des Juifs en France : de l'antisémitisme de la fin du XIXe siècle aux politiques antijuives du régime de Vichy et de l'Occupation allemande.
Adolphe Crémieux : cette personnalité politique et judiciaire notable, qui s’était distinguée par l’abolition de formes judiciaires humiliantes envers les Juifs dans le deuxième quart du XIXe siècle, devenue ministre de la Justice en septembre 1870, prend l’initiative de publier un décret accordant la citoyenneté française aux quelques 35 000 Juifs d’Algérie - tandis que les habitants musulmans sont maintenus dans le statut de l’indigénat, ce qui suscite des tensions dans ces départements. L’appartenance à la franc-maçonnerie d’Adolphe Crémieux donne un essor à l’expression d’un “complot judéo-maçonnique”, une dénonciation surtout reprise par les milieux politiques d’extrême-droite, monarchistes et colonialistes.
Affaire Dreyfus : un scandale politique majeur entoure l’officier juif alsacien Alfred Dreyfus, condamné à tort par le conseil de guerre pour trahison. Accusé d’espionnage au profit de l’Allemagne, il est dégradé de son titre de capitaine en 1895 avant d’être innocenté en 1906. Entre-temps, l’armée cherche à étouffer le scandale lié à l’antisémitisme de l’état-major militaire, refusant de reconnaître la culpabilité du commandant Ferdinand Walsin Esterhazy pour continuer d’accabler Alfred Dreyfus. La violence des campagnes de la presse nationaliste antidreyfusarde fait culminer les tensions, débordant sur des émeutes provoquant des blessés et des morts dans de nombreuses villes de France (Paris, Marseille, Lyon, Nancy, Bordeaux, Perpignan, Angers…).
Affaire Stavisky : en janvier 1934, la mort de l’escroc financier Alexandre Stavisky, à l’origine d’importants détournements de fonds (fonctionnant selon un système de Ponzi) dans les années 1920-1930, ouvre la voie à un scandale politique majeur. Les origines juives ukrainiennes de Stavisky sont considérablement mises en avant par la propagande nationaliste et monarchiste. La profonde défiance envers l’ordre politique conduit à la sédimentation des milieux antisémites et autoritaires, culminant avec les contestations du 6 février 1934, faisant vaciller la Troisième République.
Anti-France : cette expression désigne des groupes suspects de trahir la nation française ou d’appartenir à un “parti de l’étranger”. Forgé dans les années 1890, désignant tour à tour les Juifs, les francs-maçons, les protestants, les métèques ou les communistes, cette rhétorique va être puissamment développée par le régime de Vichy (1940-1944) pour interner et déporter les ennemis de l’intérieur.
Antisémitisme : dans le dernier quart du XIXe siècle, le rejet des juifs passe d’une haine “religieuse” à une conception racialiste, établissant les Juifs comme appartenant à une race inférieure. Les thèses pseudo-scientistes alimentent l’antisémitisme “de droite” tandis que l’hostilité envers les juifs “par la gauche” est davantage nourrie par l’anticléricalisme et l’anticapitalisme. Étymologiquement, “sémites” fait référence aux peuples issus de Sem, fils de Noé, et les langues sémitiques sont un groupe de langues proche-orientales et nord-africaines ; cependant, la notion d’antisémitisme désigne spécifiquement les Juifs en recouvrant des allégations, des mesures d’exclusion et des attaques envers les communautés juives.
Antisémitisme d’État : cette doctrine formulée par l’écrivain d’extrême-droite Charles Maurras désigne la mise au ban politique des Juifs, leur reconnaissant une nationalité propre mais différente de la française. Il ne s’agit pas d’un rejet biologique ou religieux mais d’une volonté que l’État ne soit pas soumis à l’influence de “l’intérêt juif” en écartant les Juifs de la citoyenneté française.
Belle Juive : il s’agit d’un archétype littéraire dépeignant une femme juive, seule et jeune représentant une distraction pour le héros chrétien ; elle peut être une figure positive comme négative, mais ce symbole de la sexualité et du danger est marqué par des représentations antisémites et misogynes.
Bernard Lazare : écrivain anarchiste d’origine juive, théoricien du sionisme libertaire. En 1894, il écrit “L'Antisémitisme, son histoire et ses causes”. Contacté par Mathieu Dreyfus qui est convaincu de l’innocence de son frère, il mène un travail judiciaire conséquent visant à révéler l’illégalité de la condamnation du capitaine Alfred Dreyfus. Son œuvre de l’ombre est réhabilitée depuis les années 1980.
Complot juif : cette théorie prête aux Juifs la volonté de dominer les institutions nationales et mondiales. À la fin du XIXe siècle, l’idée que les Juifs forment un “corps étranger” dans l’État mute progressivement vers des récits de domination mondiale secrète.
Décrets-lois Marchandeau : le 21 avril 1939, sont adoptés des décrets-lois visant à modifier la loi de 1881 sur la liberté de la presse afin de lutter contre le racisme, la diffamation et l’injure publique. L’antisémitisme, si virulent dans la presse et les publications des années 1930, est ciblé par cette loi. Abrogées pendant le régime de Vichy, ces dispositions antiracistes sont à nouveau en vigueur à partir de la Libération.
Édouard Drumont : cet écrivain d’extrême droite est l’auteur du pamphlet “La France juive” et le fondateur du journal “La Libre Parole”. Ses écrits connaissent un franc succès, car il puise à l’ensemble des courants antisémites de l’époque (antijudaïsme traditionnel catholique, racisme biologique, anticapitalisme). Élu à la Chambre des députés en 1898, il soutient et est à l’initiative de plusieurs ligues et associations antijuives (Ligue nationale anti-sémitique de France, Groupe des étudiants antisémites, Jeunesse antisémitique de France, Comité national antijuif…). Son influence sur l’antisémitisme politique entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle est considérable.
Émeutes antijuives d’Algérie : en janvier 1898, dans le contexte de l’Affaire Dreyfus, l’antisémitisme exacerbé des colons français conduit à des “youpinades”, c’est-à-dire des expéditions punitives envers les communautés juives, faisant des dizaines de destructions et pillages, une centaine de blessés et deux morts parmi celles-ci. En novembre 1898, l’élection du jeune Max Régis conduit à l’adoption de mesures discriminatoires envers les Juifs ; il est démis de ses fonctions deux mois plus tard pour propos injurieux contre les pouvoirs publics, tandis que d’autres élus persévérant dans les troubles antisémites en Algérie sont poursuivis pour sédition.
Groupe antijuif : en juin 1898, suite aux élections législatives, se forme un groupe parlementaire visant à défendre les “intérêts, l'honneur et la défense du pays” et à “dénoncer tout accaparement, toute spoliation, toute concussion, toute trahison, chaque fois que la question juive sera en jeu”. Leur première revendication porte sur l’abolition du Décret Crémieux, représentant les “scandales de la domination juive dans notre grande colonie d’Algérie”. Ce groupe parlementaire connaît une existence éphémère et échoue à maintenir des représentants lors des élections de 1902.
Judéo-bolchevisme : après la révolution russe de 1917, le rôle central des Juifs est supposé dans l’ensemble des mouvements révolutionnaires européens par cette théorie du complot. Issu de mouvements à la fois anticommunistes et antisémites, ce mythe irrigue la propagande nationaliste française et atteint son point culminant lors de la période de la Collaboration, avant de décliner après-guerre.
Judéo-maçonnerie : cette théorie d’une alliance supposée entre les communautés juives et la franc-maçonnerie remonte au XIXe siècle, lorsque les loges maçonniques (des associations civiles fondées sur la cooptation de leurs membres) s’ouvrent aux Juifs. La dénonciation du complot judéo-maçonnique est un marqueur récurrent de l’extrême-droite, de la fin du XIXe siècle au début du XXIe siècle.
Judéophobie : la “peur du Juif / des Juifs / du judaïsme” est une expression émergeant à la fin du XIXe siècle pour désigner l’attitude obsessionnelle et irrationnelle stigmatisant la communauté juive.
"Le Juif et la France" : au palais Berlitz à Paris, à l’automne-hiver 1941, se tient une exposition organisée par l’Institut d’étude des questions juives. Financée par l’occupant nazi et conçue dans une visée “pédagogique”, cette exposition vise à « aider les Français à reconnaître les Juifs par leurs caractéristiques physiques » (notamment le nez, abondamment caricaturé) et ainsi, à « identifier l’ennemi ». Les travaux de l’anthropologue George Montandon sont mobilisés afin de justifier cet “antisémitisme scientifique”. Cette exposition, exposée à Bordeaux au printemps 1942 et à Nancy à l’été, connaît un relatif succès de fréquentation.
Léon Blum : figure du socialisme, il conduit le gouvernement du Front Populaire en 1936-1938. Tout au long de sa carrière, il fait l’objet de campagnes de presse antisémites et homophobes particulièrement violentes en raison de l’origine juive de ses parents et de son image de dandy. Il subit des injures publiques, des menaces, des agressions et des provocations au meurtre qui culminent avec son accession au pouvoir dans les années 1930. Pendant l’Occupation, il est arrêté, puis traduit par le régime de Vichy devant la Cour suprême de justice lors du procès de Riom, resté inachevé.
Ligue internationale contre l'antisémitisme : fondée en 1929, cette association française vise à cartographier les pogroms en Europe, c’est-à-dire les attaques perpétrées contre les communautés juives. Dissoute par les autorités de Vichy et contrainte à la clandestinité, la LICA vient en aide aux Juifs victimes de persécutions, avant d’être reconstituée en novembre 1944.
Ligues nationalistes : dans les années 1920-1930, de nombreuses organisations politiques se réclament de l’antiparlementarisme et de l’antisémitisme pour redresser la situation de la “France éternelle” face à la faiblesse de la République, vue comme corrompue de l’intérieur. Après le tournant du siècle, il s’agit d’une période de reprise de l’antisémitisme politique, qui verra pour partie dans le nazisme un modèle à suivre. Pour nuancer cette affirmation, pendant l’Occupation, parmi les ligues nationalistes antisémites, certaines œuvrent au soutien au régime de Vichy mais demeurent germanophobes, d’autres sont ouvertement collaborationnistes et pronazies, tandis que des mouvements s’engagent dans la Résistance.
Loi concernant la séparation des Églises et de l'État : la loi du 9 décembre 1905, rejetée violemment par l’Église catholique, est dans l’ensemble acceptée par les Juifs et les Protestants. Toutefois, dans les mois précédant son adoption, certaines institutions israélites relèvent l’incompréhension et la méconnaissance de leur culte face à l’entreprise de sécularisation menée par la République.
Ouvrages antisémites : entre le dernier quart du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle, la France voit se multiplier les publications antisémites. Concomitantes à la montée du nationalisme, ces pamphlets, ces essais, ces fictions répandent les stéréotypes antijudaïques et les idées complotistes dans de larges pans de la société française. Édouard Drumont, Louis-Ferdinand Céline, Lucien Rebatet et Robert Brasillach figurent parmi les auteurs antisémites les plus influents.
Presse antisémite : dans le même laps de temps, la presse antisémite est également vivace, avec des fluctuations suivant les crises politiques et sociales majeures du pays (Affaire Dreyfus, essor des ligues nationalistes, Occupation). Sous le régime de Vichy, les presses nationales et régionales regorgent de publications ouvertement antisémites, à l’image de “Je suis partout”, de “La Libre Parole”, ou de “Gringoire”.
Rafles pendant la Seconde Guerre mondiale : ces opérations policières d’interpellation de masse ont principalement ciblé des Juifs et des Résistants. Ces rafles initiées par l’État français sont autant dictées par le collaborationnisme et la volonté de surpasser les attentes de l’occupant nazi que par l’antisémitisme d’État des dirigeants et des institutions vichystes. Si des arrestations individuelles ont lieu dès 1940, l’échelle des opérations devient massive au printemps 1941. Les plus importantes en nombre sont celles réalisées à l’été 1942 avec les arrestations et déportations de milliers de Juifs. La désobéissance de certains policiers à Nancy permet à 350 habitants d’échapper à ce sort. Ces opérations de rafles perdurent jusqu’à la Libération en 1944.
Passivité juive : contrairement à un préjugé répandue, les Juifs n’ont pas subi l’exclusion, les massacres et l’extermination de la période de l’Occupation sans réaction. Les Juifs se sont impliqués dans de nombreux réseaux de résistance armée contre le régime de Vichy et contre les nazis. Risquant de sévères répressions en raison de leurs actions de résistance, les Juifs sont promis à un degré de violence supplémentaire en raison de leur origine attribuée. La “passivité” est un mythe véhiculant une appréciation faussée de l’histoire tragique des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.
Shoah : signifiant “catastrophe” ou “anéantissement” en hébreu, cette expression désigne l’entreprise de mise à mort systématique des Juifs d’Europe orchestrée par l’Allemagne nazie. En France, ces persécutions entraînent près de 80 000 morts, dont 76 000 en déportation vers les camps du IIIe Reich.
Sionisme : historiquement, il s'agit d'un mouvement politique visant à la formation d'un foyer national juif en Terre d'Israël, berceau du peuple juif. Émergeant à la fin du XIXe siècle, en réaction aux pogroms et persécutions subies par les communautés juives en Europe, il vient de la nostalgie de Sion, en référence à la colline de Jérusalem où était établie la forteresse de David, un roi d'Israël majeur de la Bible hébraïque. Face à l'antisémitisme virulent de cette époque, le sionisme gagne de nombreux adeptes parmi les Juifs de France... mais aussi parmi les plus fervents antisémites, qui y voient une opportunité de chasser les ressortissants juifs du pays et qui justifient ainsi la discordance absolue avec la "race juive".
Statut des Juifs en France dans la Seconde Guerre mondiale : entre juin 1940 et novembre 1942, la France est séparée entre la zone occupée par l’Allemagne nazie, le régime de Vichy et la zone occupée par l’Italie fasciste. Cette dernière connaît une politique moins féroce envers les Juifs, bien que répressive envers la population générale. En zone d’occupation allemande, les autorités décrètent une législation antisémite inspirée par les dispositions du IIIe Reich. Le gouvernement de Vichy promulgue un ensemble de décrets et de lois visant à contraindre la vie des Juifs, avec des dénaturalisations, des restrictions, des internements, des spoliations, puis la participation active à la déportation et à l’extermination des Juifs en France. L’invasion de la zone sud par l’Allemagne nazie en novembre 1942 puis l’invasion de la zone d’occupation italienne en septembre 1943, couplées à la progression des forces militaires alliées, conduisent à un durcissement généralisé des politiques de répression. L’ensemble de ces actes législatifs raciaux et antisémites sont abrogés lors de la Libération en août 1944.
Comments