Ce 5 novembre 2024, l’élection américaine a consacré la victoire de l’ancien président républicain Donald Trump. Le scrutin, scruté dans le monde entier pour ses conséquences, aura à coup sûr de profondes répercussions sur les équilibres globaux. Le premier mandat Trump avait été marqué par une certaine imprévisibilité sur de nombreux dossiers internationaux : avec quelle géopolitique le nouveau président va-t-il devoir composer ? Le trumpisme se distingue-t-il réellement de la pratique de ses prédécesseurs ? Quelles en sont les lignes directrices vraisemblables ?
Entre isolationnisme et interventionnisme : un quart de siècle de fragilisation de l’hyperpuissance étasunienne (1991-2016)
Depuis une trentaine d’années et la fin de la rivalité avec l’Union Soviétique, les États-Unis doivent composer avec une responsabilité particulière : en tant que « vainqueur moral » de la Guerre Froide et en tant que seule « hyperpuissance », le pays d’Amérique du Nord possède assurément un rôle dominant dans la géopolitique globale. Les années 1990 ont pu représenter un apogée en trompe-l’œil, consacrant le « triomphe de la démocratie » et la supériorité du « monde libre » face au modèle communiste. Les États-Unis se placent dans le sillage de l'Organisation des Nations Unies, qui n'est alors plus paralysée par l'affrontement Est-Ouest. Cette attitude, privilégiant la coopération internationale, est dénommée le « multilatéralisme ». Ainsi, lors de la guerre du Golfe (1990-1991), les États-Unis interviennent sous mandat onusien. Par la suite, ils s'engagent en Somalie (1993), en faveur du processus de paix entre Israéliens et Palestiniens (Accords d'Oslo en 1993), puis en ex-Yougoslavie (1994-1999). Toutefois, ces interventions connaissent un succès très relatif puisque l’armée se trouve en difficulté pour maîtriser ce type de conflits multifactoriels. Le refus de signer ou ratifier certains traités mondiaux (l'interdiction des mines antipersonnel, le Protocole de Kyoto, l’interdiction des essais nucléaires, la Cour Pénale Internationale) abîme également l’image internationale du pays.
« L’hégémonie bienveillante » et ce rôle de « gendarme du monde », plus ou moins assumé par les États-Unis, sont mis à mal par le changement de ton des années 2000. Les attentats du 11 septembre 2001, frappant les États-Unis en leur cœur, marquent l’opinion publique mondiale. Les réactions politiques, militaires et sécuritaires de George W. Bush conduisent à déclarer la « guerre contre le terrorisme », visant à justifier le nouvel unilatéralisme et les interventions en Afghanistan (à partir de 2001) puis en Irak (à partir de 2003). Le président républicain déploie une rhétorique manichéenne, dénonçant « l’Axe du Mal », regroupant la Corée du Nord, l’Irak et l’Iran, une notion complétée par les pays « avant-postes de la tyrannie » (Biélorussie, Birmanie, Cuba, Zimbabwe). La « guerre préventive » en Irak voit le jour sans mandat de l’ONU et est basée sur des mensonges d’État (les fameuses « armes de destruction massive »). La politique « anti-terroriste » menée par George W. Bush est perçue comme arbitraire et abusive, à l’image de la répression envers les « combattants ennemis illégaux » dans le camp de Guantánamo. Cela contribue à cristalliser « l’antiaméricanisme » dans le monde, en particulier en Amérique latine. Le modèle de développement américain est de plus profondément remis en cause par la crise économique et financière globale de 2007-2008.
L’élection de Barack Obama en 2008 est basée sur la promesse d’un changement total avec la période Bush, en partie pour restaurer l’image des États-Unis. Au niveau diplomatique, il s’agit d’un retour à une politique multilatérale, basée sur la coopération avec les partenaires régionaux, rompant avec le recours systématique à la puissance militaire et avec le discours messianique de l’administration Bush. Le président Obama marque une rupture en affirmant vouloir apaiser les relations avec le monde musulman, en annonçant le retrait progressif des troupes d’Irak puis d’Afghanistan et en renonçant aux interventions directes – hormis l’opération commando visant à l’élimination d’Oussama Ben Laden en 2011. La modernisation des moyens de la lutte contre le terrorisme international en recourant aux drones et à la cyberguerre, couplés à l’ampleur de la surveillance globale menée par les services de renseignement américains, suscitent une importante contestation internationale. La politique extérieure d’Obama au Proche-Orient est vivement critiquée : le chaos en Libye et en Syrie, la fragilité des États afghans et irakiens, la prospérité de l’Organisation de l’État Islamique (depuis 2014) et autres groupes djihadistes, le statu quo de la question israélo-palestinienne sont imputés à son inaction.
Le premier mandat Trump : un redéploiement de la puissance américaine ? (2017-2021)
L’élection de l’homme d’affaires Donald Trump aux élections de 2016 marque une nouvelle étape dans la conception de la diplomatie états-unienne. Il s’affirme en effet en rupture complète avec l’héritage de Barack Obama : il conjugue à la fois le souhait de restaurer la puissance des États-Unis (« Make America Great Again ») et la volonté d’affirmer la primauté des intérêts états-uniens (« America First »). Alors que ses discours laissaient supposer le retour d’un certain isolationnisme diplomatique, Donald Trump provoque un certaine réorientation de la stratégie américaine, dans le but d’enrayer l’émergence ou la progression de nouvelles puissances, notamment la République Populaire de Chine, devenue la première économie mondiale en 2014. En effet, depuis janvier 2018, un conflit commercial majeur oppose les deux pays : à l’initiative de Donald Trump, sous fond d’accusations d’espionnage technologique et de concurrence déloyale, les deux pays ont augmenté leurs droits de douane sur de nombreux produits. Ces taxes se sont doublées de dispositions diplomatiques, militaires et de renseignement pour lutter contre l’influence de l’autre pays. Ces mesures font craindre à des observateurs économiques et politiques le coup d’envoi d’une nouvelle « guerre froide », risquant de s’étendre à toujours plus de domaines, à déboucher sur des frictions entre blocs d’alliances, voire à dégénérer en « guerre par procuration » sur d’autres champs de bataille.
Au premier rang de ces conflits probables, figure l’opposition avec la Corée du Nord, grande alliée de la Chine. Après des semaines de menaces nucléaires, d’insultes fleuries et de provocations réciproques en 2017-2018, les risques de réactiver une guerre larvée dans la péninsule coréenne n’ont alors jamais paru aussi vifs. Toutefois, le réchauffement des relations entre Corée du Nord et Corée du Sud lors des Jeux Olympiques de Pyeongchang conduit à un renversement inattendu ; cela débouche sur une rencontre historique en juin 2018 à Singapour entre des dirigeants américains et nord-coréens. Cette première rencontre s’inscrit dans un contexte tendu avec les partenaires classiques des États-Unis : le sommet du G7 organisé quelques jours auparavant a traduit les profondes dissensions avec les pays occidentaux, au point que l’écrivain et Ministre de l’Économie français Bruno Le Maire a qualifié le rendez-vous de « G6 + 1 » avec des États-Unis « seuls contre tous ». Parmi les griefs, la reconnaissance de la Crimée comme faisant partie de la Russie, le retrait de l’Accord de Paris sur le climat, puis le retrait du soutien au communiqué commun sur le commerce de la part de Donald Trump. Durant son mandat, la gestion versatile des accords stratégiques (Partenariat transpacifique, Organisation du Traité de l’Atlantique Nord, Accord Canada-États-Unis-Mexique) et la brutalité de la gestion des enjeux migratoires (violences à la frontière mexicaine et « Muslim Ban ») provoquent une grande confusion diplomatique.
Dans le même temps, Donald Trump décide de retirer les États-Unis de l’accord de Vienne, encadrant le programme nucléaire iranien et permettant la levée progressive des sanctions pesant sur la République islamique d’Iran depuis des années. En imposant des représailles massives sur le plan économique (dans une logique de « pression maximum »), le gouvernement américain fait alors en sorte de compromettre les engagements des différentes parties, accentuant l’instabilité du Proche-Orient. Dans le même registre, le plein soutien aux positions israéliennes rend plus malaisée la position d’arbitre impartial dans le conflit israélo-arabe : ainsi, Donald Trump reconnaît Jérusalem comme capitale d’Israël, acte le retrait de financements à l’agence onusienne de soutien aux réfugiés palestiniens (UNRWA) et assoit la reconnaissance du plateau du Golan ainsi que la légalité des colonies israéliennes en territoire palestinien. Plus au nord, le retrait des troupes américaines de Syrie en octobre 2019, ouvrant la voie à la répression des combattants kurdes par la Turquie, alimente l’incompréhension de ses alliés. Néanmoins, il participe à la normalisation des relations entre Israël et plusieurs États arabo-musulmans (Bahreïn, Émirats arabes unis, Maroc, Soudan). Adepte de « coups » diplomatiques, l’erratisme de la politique étrangère de Donald Trump suscite le plus souvent stupéfaction et sidération. Les soupçons de collusion avec la Russie, le scandale Trump-Ukraine et la brutalité de la communication du président Trump – notamment sur Twitter – entraînent une contestation grandissante du leadership états-unien dans les organisations internationales.
Les dossiers internationaux à l’issue de la présidence Biden (depuis 2021)
2020, la dernière année de la présidence Trump, est assurément la plus calamiteuse. L’assassinat du général iranien Qassem Soleimani par les États-Unis et, en riposte, l’attaque contre le vol 752 Ukraine International Airlines déclenchent une crise diplomatique internationale d’ampleur, bientôt éclipsée par l’apparition et la propagation de la maladie à coronavirus 2019. Présente sur le sol américain à partir du mois de janvier, cette épidémie provoque la maladie et la mort de centaines de milliers de ressortissants états-uniens, des chiffres amplifiés par la désinformation et les dysfonctionnements de l’administration Trump. Les tensions liées aux manifestations contre le racisme et les violences policières consécutives au meurtre de George Floyd en mai 2020 rendent la situation du pays encore plus inflammable. La tenue de l’élection présidentielle dans ce contexte sanitaire et sécuritaire incandescent alimente des allégations de fraude électorale de la part du camp Trump, qui conteste les résultats proclamant la victoire de Joseph Biden. La violence de l’insurrection provoquée par Donald Trump le 6 janvier 2021 devant le Capitole à Washington constitue une telle attaque contre la démocratie qu’une - deuxième - procédure d’impeachment est lancée à son endroit. Si elle ne parvient pas à prononcer la destitution, cette démarche entérine les fractures politiques et sociales des États-Unis à l’aube du mandat présidentiel de Joseph Biden.
Celui-ci ambitionne de refermer la parenthèse Trump en rompant avec les préceptes de son prédécesseur. Cependant, si le ton général semble plus prudent, certaines décisions traduisent une continuité des grandes lignes géopolitiques trumpiennes : la compétition stratégique avec la Chine et l’unilatéralisme demeurent des éléments saillants, suscitant l’incompréhension auprès des partenaires internationaux. Ainsi, la décision précipitée de retirer les troupes américaines d’Afghanistan fin août 2021, puis la formation d’un accord de coopération militaire tripartite avec l’Australie et le Royaume-Uni (AUKUS) en septembre de la même année, sont particulièrement mal accueillies par la France. À l’occasion du retrait d’Afghanistan et du retour au pouvoir des talibans, le président Biden annonce la fin de l’ère des opérations militaires américaines de grande envergure visant à remodeler d’autres États, dans l’idée de recentrer les moyens du pays vers les intérêts nationaux les plus essentiels. Ce discours illustre bien le retour à une tendance isolationniste (« America First »), une composante structurante de la politique étrangère des États-Unis au XIXe siècle et dans l’Entre-Deux-Guerres et toujours puissante dans l’opinion publique. Toutefois, le dirigeant démocrate prône une approche moins nationaliste et plus hostile aux autocrates, à l’inverse de Donald Trump, qui affiche une proximité avec Kim Jong-un, Vladimir Poutine, Viktor Orbán ou encore Recep Tayyip Erdogan.
Les équilibres internationaux sont profondément bousculés avec l’invasion russe de l’Ukraine depuis 2022 puis avec les contrecoups de l’attaque menée par des groupes palestiniens le 7 octobre 2023 en Israël. L’adoption de sanctions d’ampleur contre la Russie s’accompagne d’un soutien militaire et financier envers l’Ukraine, rendu compliqué par les atermoiements républicains au Congrès américain. Le soutien constant mais critique apporté au gouvernement israélien, malgré l’extension et l’intensification des conflits au cours de l’année 2024, empêche le président Biden à mener à bien un plan de paix pour le Proche-Orient. Les réajustements stratégiques sous l’administration démocrate et, de manière générale, les relations internationales, ont été, une fois n’est pas coutume, des éléments importants dans la campagne présidentielle. La nouvelle élection de Donald Trump face à Kamala Harris pose de nombreux questionnements sur la stabilité de la démocratie américaine et sur la fiabilité des États-Unis dans le nouvel ordre mondial, notamment dans la relation transatlantique. Quelle que soit la politique menée par les Républicains à venir, et nul doute qu’elle sera en rupture avec les pratiques du parti démocrate, la communauté internationale peut-elle encore faire confiance à la puissance américaine pour « conduire les affaires du monde » si chaque nouvelle administration change toutes les orientations prises par celle qui l’a précédée ? A fortiori dans un monde de plus en plus incertain et fracturé, marqué par des crises majeures ?
Le XXIe siècle a débuté par une remise en cause radicale de la domination américaine, que l'on a parfois interprété comme un des premiers symptômes du déclin des États-Unis. Ce début de siècle est également marqué par une volonté de réaffirmer la puissance états-unienne, avec un interventionnisme et une influence renouvelés. Malgré certains signes de fragilité et en dépit de l'émergence de nouvelles concurrences, les États-Unis restent la première puissance mondiale, notamment grâce à leur supériorité militaire, technologique et économique. L’imprévisibilité plus que probable du trumpisme version 2.0 doit se lire à l’aune de plusieurs lignes directrices :
- la compétition stratégique mondiale consacre la loi du plus fort ;
- il faut privilégier le pouvoir de contrainte (« hard power ») au détriment du pouvoir d’influence et d’attraction (« soft power ») ;
- dans une logique transactionnelle de business, la diplomatie doit servir à obtenir les meilleurs accords et gains (« win ») ;
- l’aventurisme international est décidé unilatéralement et doit servir les intérêts économiques et militaires américains.
Pour Donald Trump, la politique étrangère est vue comme un rapport de forces. Pour asseoir la domination américaine, l’impérialisme militaire n’est pas nécessairement le meilleur instrument, contrairement à la guerre commerciale. La réouverture de la parenthèse Trump à la présidence des États-Unis risque de conduire à une brutalisation tant de l’ordre social intérieur que des relations internationales. Au prisme de la compétition de tous contre tous, d’un darwinisme social étendu à tous les domaines de l’existence ? Au risque de l’embrasement généralisé des tensions ? Au prix du système démocratique états-unien, pourtant l’un des plus stables dans le temps ?
Pour aller plus loin :
BENHAMOU Éric, « Une victoire de Trump « suscitera des interrogations fondamentales et stratégiques en Europe », entretien avec Philippe Dauba-Pantanacce », La Tribune, 2 novembre 2024.
BOURGOIN Émilie & CHERVAUX Maxime & VERLUISE Pierre, « Planisphère. Quelle est la
situation géopolitique des Etats-Unis à la fin du mandat de Joe Biden ? », Diploweb.com : la revue géopolitique, 3 octobre 2024.
BOUTROS Magdaline, « Quelle pourrait être la politique étrangère de Trump s’il redevient président ? », Le Devoir, 28 octobre 2024.
CHAPOUTOT Johann, « Trump, la cerise sur le darwinisme social », Libération, 15 juin 2016.
KANDEL Maya, « La politique étrangère de l’administration Trump », États-Unis : cavalier seul, Questions internationales, juillet-août 2019.
KRUGMAN Paul, « Covid-19 : n’oublions pas comment Donald Trump a fait de l’année 2020 un cauchemar », Challenges, 23 avril 2024.
NARDON Laurence, Géopolitique de la puissance américaine. Quel rôle pour les États-Unis dans le monde ?, Paris : Presses universitaires de France, août 2024.
QUENCEZ Martin, « Le “trumpisme” en politique étrangère : vision et pratique », Politique étrangère, 2020.
SCIGACZ Marie-Adélaïde, « L'article à lire pour comprendre la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis », France Info, 11 août 2019.
TANDON Shaun & BRUNEAU Léon, « Avec Trump, le retour de "l'Amérique d'abord" », TV5 Monde, 6 novembre 2024.
TELLENNE Cédric, « “L’OTAN est en état de mort cérébrale.” », Idées reçues sur la géopolitique et la géoéconomie, Le Cavalier Bleu, 2023.
« États-Unis : ce que Trump fait à la droite américaine », Le Dessous des Cartes – ARTE, Une leçon de géopolitique, 1er novembre 2024.
« Kamala Harris contre Donald Trump, deux approches géopolitiques que (presque) tout oppose », Le monde devant soi, Slate audio, 13 septembre 2024.
« Trump-Harris : la guerre des mondes », À l’air libre, Mediapart, 10 octobre 2024.
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