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“On ne massacre pas, on laisse mourir de faim” - Avant la Bande de Gaza, la famine libanaise pendant la Grande Guerre

Une famille souffrant de la famine au Mont-Liban
Une famille souffrant de la famine au Mont-Liban Archives privées/Ibrahim Naoum Kanaan

Alors que l’AFP alerte pour la première fois sur le risque que des journalistes meurent de faim à Gaza, et que le ministère français des Affaires étrangères s’inquiète de la famine qui touche la population civile, une réalité s’impose : la faim est aujourd’hui utilisée comme arme de guerre, dans le cadre d’un blocus israélien d’une extrême violence.


Ce recours à la famine n’est malheureusement pas inédit. Pendant la Première Guerre mondiale, l’Empire ottoman avait déjà utilisé cette stratégie d’anéantissement, non seulement contre les Arméniens, victimes d’un génocide reconnu, mais aussi contre les populations libanaises. Trop souvent oubliée, la famine du Mont-Liban (1915–1918) fut le fruit d’une politique systématique de siège, de confiscation et d’abandon délibéré.


Ce parallèle historique, aussi glaçant que nécessaire, éclaire la persistance de logiques de destruction par la privation.


En octobre 1914, la disparition des Capitulations et l’entrée en guerre de l’Empire ottoman dans la Triple Alliance a des effets néfastes sur le Mont-Liban : l’abolition des privilèges des Libanais et fin à la spécificité politique du Moutassarifiat qui permettait à la fois une certaine autonomie politique et la nomination d’un gouverneur chrétien, non maronite. Or, la Sublime Porte nomme le ministre de la Marine, Djemal Pacha, gouverneur du Liban. Ce dernier obtient le pouvoir militaire et le pouvoir administratif. Le Conseil d’administration du Mont-Liban est dissous. Le territoire devient un espace conquis par les Ottomans : 


« Le gouvernement impérial, tout en gardant au Sandjak du Liban l’autonomie administrative qu’il lui a octroyée, se sent obligé actuellement, pour des raisons militaires, d’établir dans ce Sandjak le système administratif en vigueur dans les autres parties de l’Empire. Les Libanais resteront toujours exemptés du service militaire et exonérés de tout impôt. Un corps d’armée a été envoyé dans le Liban pour la défense de ce mont en cas de besoin. Si les ennemis entreprenaient d’envahir ce pays, les Libanais seraient invités à combattre aux côtés de l’armée turque pour repousser les envahisseurs. Malheur à tout Libanais turbulent ! Malheureux à quiconque oserait manifester ses inclinations ententistes ! Il comparaîtra devant la cour martiale pour rendre compte de ses sympathies et même de ses plus secrètes pensées. Le gouvernement impérial va bientôt occuper tous les établissements et toutes les écoles des puissances ennemies pour en faire des résidences militaires provisoires et des écoles nationales civiles. Que le Bon Dieu conserve le Liban ! Qu’il le garde toujours prospère ». 

Les règles sont simples : si les Libanais ne sont pas mobilisés militairement, pour l’instant, ils doivent impérativement rester fidèles à l’Empire et se préparer à de potentielles invasions. D’autant plus, que pour les Ottomans, la Syrie n’est pas une finalité mais doit être la base d’offensives à venir contre l’Égypte et contre les régions contrôlées par la Grande-Bretagne. 


Début novembre 1914, avant même que l’Empire ottoman rejoigne officiellement l’Alliance, François Georges-Picot, consul français à Beyrouth, partage les revendications libanaise : soit la France fournit des armes aux Libanais pour s’opposer directement aux Ottomans, soit elle organise un débarquement en Syrie. Le diplomate, conscient qu’il ne peut fournir des armes au Liban, demande à la Grèce d’armer les Libanais. Cette dernière livre environ 15 000 fusils et presque deux millions de cartouches. Mais l’action française ne peut s’arrêter là, il faut rapidement mener une opération afin de créer un front en Syrie. Pour François Georges-Picot, la France n’aurait pas besoin d’envoyer plus de quelques milliers d’hommes car elle pourrait compter localement sur le soutien d’environ 30 000 volontaires. L’opération doit être rapide car le nouveau gouverneur libanais considère les amis de la France, souvent maronites, comme des traîtres à l’Empire. Si la France ne fait rien, alors elle perdra ses amis. 


François Georges-Picot ne se trompe pas puisque Djemal Pacha organise rapidement une politique autoritaire au Mont-Liban. Les Ottomans arrêtent toutes les personnes jugées alliées à la France. L’homme politique libanais Emile Eddé échappe de peu à l’arrestation avec la complicité du wali. De même, le courrier est contrôlé et censuré. Ainsi, le père Hayek, curé de Sinn el Fil, est arrêté après avoir écrit au président de la République française afin de demander une aide militaire au Liban. Le prêtre est condamné à mort. La France ne peut que se montrer solidaire et promettre un avenir plus radieux : 


« Le gouvernement de la République n’oubliera pas ceux qui ont souffert pour la France ; en subissant, pour un jour le sort de tant d’établissements et monuments de la Métropole, l’Université St-Joseph a noué avec la patrie française des liens nouveaux ; comme eux elle a été à la peine, comme eux elle sera à l’honneur, et votre joie sera la nôtre quand votre belle école se rouvrira bientôt toute grande. » 

D’autant plus qu’à la suite de la déclaration de guerre française, les diplomates décident de partir. Si les missions sont protégées par les puissances neutres comme l’Espagne en Syrie, le manque d’acteurs français sur le terrain empêche de mettre en place une action d’envergure. 


Ainsi, les Libanais proches des Français, deviennent des cibles. D’autant plus que les Ottomans ont mis la main sur les papiers confidentiels français, François Georges-Picot les ayant laissés au consulat à Beyrouth sous la protection des Américains. Les Turcs arrivent finalement à en prendre possession et s’en servent afin d’arrêter et de pendre au centre-ville de Beyrouth les traîtres à l’Empire. Les fameux martyrs deviennent des symboles de la résistance en prononçant un dernier « vive la France » avant d’être pendus. Les Ottomans cherchent à affaiblir davantage la chrétienté libanaise. Pour rappel, l’Empire ottoman subit un blocus maritime par la flotte franco-britannique depuis le début de la guerre. En réponse à ce blocage, les Turcs organisent la suspension du commerce extérieur du Mont-Liban : les livraisons de sucre, de café ou de pétrole depuis la Syrie, la Palestine ou la Mésopotamie. Rapidement, les produits se font rares et leur prix s’envole. Le marché noir se met en place. De plus, les Turcs réduisent au maximum les stocks de blé et de céréales du Mont-Liban afin de pouvoir freiner logistiquement un potentiel débarquement allié au Liban. Par conséquent, les plaines voisines, dont la Bekaa, n’exportent plus vers la Montagne libanaise. D’autres éléments plongent le Liban dans une importante famine. Avant la guerre, le gouvernement avait échoué dans la gestion des provisions à cause d’une corruption importante. Les manques alimentaires étaient déjà importants avant 1914. D’autant que des événements naturels s’ajoutent, comme l’invasion des sauterelles en 1915. Les insectes détruisent les dernières exploitations céréalières libanaises mais aussi les égouts et le système sanitaire. Des maladies se développent et se propagent comme le typhus ou la malaria. De nombreux Libanais meurent durant la famine comme le montrent de nombreux témoignages. Or, selon l’historien Youssef Mouawad, il ne faut pas surestimer les témoignages faits durant la guerre. Souvent, ils sont accentués afin de déclencher rapidement une réaction française. On peut néanmoins en relever quelques-uns : 


Témoignage d’un jésuite à Alep, le 12 décembre 1915 : « À Alep depuis longtemps les nôtres ont été contraints d’abandonner la Résidence, ils ont été recueillis chez M. l’archevêque maronite. Notre maison et l’église ont été transformées en hôpital pour maladies contagieuses. Le typhus qui règne dans la ville y fait de nombreuses victimes. Nos Pères s’occupent avec un admirable dévouement à visiter les malades et à les préparer à la mort. Jusqu’à présent ils ont été merveilleusement protégés ».


Témoignage d’Antoine Eddé, interprète, le 22 mai 1916 : « On ne massacre pas, on laisse mourir de faim en empêchant les entrées de céréales, sans compter tous ceux qui ont été exilés et ils sont nombreux, c’est-à-dire qu’il ne reste plus une famille bien qui n’ait été envoyée à l’intérieur, les pauvres meurent de faim, On estime à 80.000 ceux qui sont morts de faim depuis janvier 1916. Tous ceux qui ne sont pas encore morts ne valent pas beaucoup mieux, et sont étendus sur les routes, sans forces, demandant une aumône aux passants, aumône qu’ils ne reçoivent jamais. Ainsi, il est défendu qu’un sac de blé pénètre dans le Liban, par contre le peu de récolte qu’il y a dans le Liban est saisi par le Gouvernement turc».


Témoignage inconnu sans date : « Un homme de Damour, après la mort de sa femme, n’ayant plus rien à manger, ni pour nourrir ses deux enfants de 8 et 10 ans, se décide à les tuer pour s’en nourrir. Le soir, fit bouillir les chairs dans une marmite, et enterre les os, dans l’intérieur de la maison. Interrogé, il a répondu : j’avais faim ! ».


La situation est catastrophique et le nombre de morts est inconnu. Comme pour le génocide arménien, les Alliés sont informés de la famine libanaise. Toutefois, ils n’ont aucune possibilité d’action pour arrêter ou même freiner les massacres. D’autant plus que la situation en Orient est particulièrement compliquée : l’échec des Dardanelles a conduit à une remise en cause de la stratégie des Alliés, les négociations avec les Hachémites commencent seulement et surtout le front européen ne cesse de se durcir et d’être plus violent. Dans ce contexte, les gouvernements ne souhaitent pas organiser une nouvelle offensive contre l’Empire ottoman. De même, aucune aide alimentaire n’est possible puisque les Turcs en profiteraient pour détourner les denrées vers leurs troupes. Les victimes de la famine quittent leur village pour se rendre dans les villes, souvent côtières, espérant avoir plus de nourriture. Les villages se vident alors presque totalement soit à cause des morts soit à cause des départs. 


Les Maronites sont au cœur du programme d’anéantissement souhaité par les Ottomans. Ainsi, la famine cible particulièrement la communauté. Le patriarche est particulièrement harcelé par les Turcs. De nombreuses rumeurs indiquent qu’il aurait été arrêté avec son clergé. Mais, il a réussi à échapper aux deux tentatives d’enlèvement des Ottomans. La délégation allemande cherche alors à négocier directement avec lui pour lui proposer l’arrêt des restrictions sur le Mont-Liban. Le jésuite, Louis Jalabert, témoigne du supposé sacrifice fait par le patriarche en faveur de la cause française : « En février 1915, un envoyé de Von Sanders vint proposer au patriarche maronite le ravitaillement du Liban, s’il voulait reconnaître le protectorat allemand. Écoutez la fière réponse de ce vieillard qui condamnait ses enfants, pour ne pas forfaire à l’honneur : ‶Nous préférons mourir de faim plutôt que de manger du pain allemand !ʺ ». Malgré ce refus qui aurait pu être salvateur, le clergé maronite cherche à aider les victimes de la famine. Pour cela, le patriarche propose au gouvernement français et à ses alliés d’hypothéquer les biens de l’Église maronite afin de pouvoir venir en aide directement aux personnes faibles. Cette solution est acceptée, elle permet de ravitailler un temps une partie de la Montagne libanaise. La France annule, à la fin de la guerre, l’hypothèque du patriarche. 


À la fin de la guerre, la famine s’arrête lors de la libération de la Montagne par les forces britanniques et le corps expéditionnaire français. Cet épisode reste énigmatique dans la mémoire de la société libanaise. D’autant que, comme pour le génocide arménien, la Turquie ne reconnaît pas sa responsabilité. Cependant, il est important de nuancer les violences contre les Arméniens et les violences contre les Maronites. Au Mont-Liban, il n’y a pas de véritable planification, la Sublime Porte ne prépare pas une destruction totale de la communauté libanaise. L’objectif est davantage d’affaiblir un ennemi potentiel. De plus, un facteur extérieur vient peser sur la question de la responsabilité. Le blocus imposé au Mont-Liban est une réponse à celui imposé à l’Empire ottoman par les Alliés. La famine est un épisode progressivement oublié dans la société libanaise. En effet, aucun historien n’a, à ce jour, publié le nombre exact de morts dans cette pénurie. Selon les chiffres libanais ou français, il y aurait eu entre 100 000 et 180 000 morts. Or, selon Linda Schatkowski Schilcher, qui a consulté les sources autrichiennes et allemandes, 550 000 personnes seraient mortes de faim dans l’Empire ottoman durant la guerre dont 200 000 au Mont-Liban. L’historienne parle alors d’une « Shoah libanaise ». Car cela correspond pour les deux chiffres à plus d’un tiers de la population libanaise en 1914. 


Pour autant, aujourd’hui, aucune célébration à la mémoire des victimes n’est faite au Liban, contrairement aux martyrs tués par les Ottomans en 1914 et 1915 qui sont honorés le 6 mai sur la place des Martyrs. Elle a été bâtie par l’administration Henri Gouraud au centre de Beyrouth. Cette différence s’explique par plusieurs facteurs. Tout d’abord, selon Youssef Mouawad, la misère n’est pas héroïque. En effet, la famine libanaise n’a pas seulement tué une partie de la population, elle a aussi conduit à d’importants litiges parmi les différents corps de la société. Beaucoup de pillages, de ventes forcées, d’appauvrissement de la classe riche ont conduit les Libanais, victimes, à se sentir humiliés par cet épisode. Au lieu de défendre leur cause et leur désespoir, les rescapés gardent le silence sur cette période sombre. D’autant que les principales victimes de la famine sont des chrétiens. Les Druzes ont quitté le Mont-Liban dès le début de l’occupation ottomane vers les hauteurs du Hauran. La tragédie ne concerne pas la totalité de la société libanaise. Or dans une tentative de coexistence à partir de 1920, il y a la volonté de réduire les différences communautaires. Aujourd’hui, les discours mémoriels s’opposent : pour les chrétiens, la responsabilité de l’Empire ottoman n’est pas à prouver tandis que les musulmans nuancent davantage. Or, il est intéressant de voir que la mémoire libanaise évolue paradoxalement dans l’après-guerre. Dès 1919, lors de l’ouverture de la Conférence de la Paix, les nationalistes libanais de toutes confessions rappellent les horreurs de la famine afin de réclamer un territoire plus grand, fertile et viable. Ce territoire doit également contenir des ports. Dans ce contexte, ils opposent le Mont-Liban, jugé trop petit, à un grand Liban. Cependant, lors de la construction étatique du Liban en 1920, puis en 1943, la famine devient un non-événement. Pour beaucoup, l’absence mémorielle de la famine dans la société libanaise marque un deuxième sacrifice pour les morts de la pénurie. 


Un siècle sépare la famine du Mont-Liban de celle qui frappe aujourd’hui Gaza. Mais les logiques meurtrières se répètent : un blocus implacable, des civils privés d’accès à la nourriture et aux soins, une instrumentalisation de la faim comme outil de domination politique. Hier comme aujourd’hui, la communauté internationale se déclare informée, préoccupée, impuissante — parfois complice par son silence.


La famine de 1915–1918 au Liban a laissé une trace profonde, mais largement refoulée dans la mémoire collective, précisément parce qu’elle fut une tragédie sans gloire, marquée par l’humiliation, la désintégration sociale et l’abandon. Aujourd’hui, la faim à Gaza s’installe dans un même vide : celui de l’inaction politique et de la paralysie morale.


Tirer les leçons de l’histoire, ce n’est pas seulement en commémorer les morts. C’est reconnaître les signes, nommer les responsabilités, et refuser que la faim devienne une arme admise de la guerre moderne. À défaut, nous risquons une fois de plus de laisser mourir, et d’oublier.

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