La fin des dictatures en Grèce, au Portugal et en Espagne, survenue il y a cinquante ans, entre le printemps 1974 et l’automne 1975 selon les événements retenus, marque un tournant majeur dans l'histoire politique de l'Europe. Ces transitions sont perçues de manière ambiguë, à la fois comme des processus pacifiques et issus de résistances populaires face à des régimes autoritaires à bout de souffle. En effet, si la dictature des colonels en Grèce est un régime plutôt récent mais contesté, l’Estado novo portugais salazariste et l’Estado español franquiste sont en place depuis près de quarante ans au moment de leur chute. Cependant, cette période de bouleversements politiques témoigne d’un héritage complexe, où le thème de la violence est central, où les enjeux internes sont corrélés au contexte international, et où la question de la mémoire historique reste particulièrement vive. Premier volet : la fin de la dictature grecque.
Violences institutionnelles et violences contestataires : une transition heurtée ?
Au milieu des années 1960, la Grèce est une monarchie constitutionnelle à la vie politique très instable. Des tensions secouent les relations entre la famille royale et les diverses forces politiques. Dans le contexte de la Guerre Froide, le maintien d’un pouvoir exécutif stable à la tête du pays est un enjeu crucial pour le camp occidental. Alors que le centre-gauche non-communiste est favori des élections législatives de mai 1967 et que des rumeurs de coup d’État monarchiste circulent dans Athènes, des militaires d’extrême-droite de second rang prennent tout le monde de court et provoquent un putsch le 21 avril. Dès lors, le pays est sous le contrôle d'une dictature menée par le colonel Geórgios Papadópoulos, instaurant la loi martiale, usant de la censure et de la torture, et procédant à des arrestations arbitraires de masse sous prétexte de combattre le communisme. Les mesures répressives menées par la police militaire grecque figurent parmi les plus sévères d’Europe.
Face à cet autoritarisme et à ce renversement du pouvoir, le roi Constantin II organise un contre-coup d’État en décembre, qui est avorté afin de ne pas conduire le pays dans une nouvelle guerre civile sanglante. La famille royale part en exil et le dirigeant de la junte Papadópoulos choisit de ne pas abolir la monarchie, mais il nomme le colonel Geórgios Zoitákis comme régent avant de prendre sa suite en 1972. Si Papadópoulos est l’homme fort de la junte, il défend néanmoins une réforme progressive des institutions, mais il est contrecarré par des militaires qualifiés d’intransigeants, refusant tout assouplissement du régime. En 1973, l’opposition grandit de toutes parts dans le pays : des manifestations estudiantines férocement réprimées ainsi qu’une révolte de la marine de guerre soutenue par les royalistes conduisent Papadópoulos à organiser un référendum sur la proclamation de la République. Le dirigeant se fait néanmoins renverser par des éléments intransigeants (Dimítrios Ioannídis) de l’armée à la fin de l’année. Les nouveaux chefs de la junte durcissent encore l’autoritarisme, le traditionalisme et le nationalisme du régime. Pour cela, ils réactivent la “Grande Idée”, consistant à unir tous les Grecs dans un seul État-nation, en particulier en accomplissant l’enosis, c’est-à-dire l’unification avec Chypre, une république indépendante depuis 1960. Le coup d’État du 15 juillet 1974 mené à Nicosie par des officiers grecs entraîne l’intervention militaire de la Turquie, largement supérieure sur le terrain.
Cet échec retentissant sur son champ de prédilection achève de discréditer la junte militaire, contrainte à la démission. Le président Phaídon Gizíkis se résout à faire appel à un homme emblématique du “vieux système”, Konstantínos Karamanlís, exilé en France depuis 1963. Celui-ci apaise les tensions avec la Turquie, légalise le Parti communiste grec, fonde le parti de la Nouvelle Démocratie et initie le processus de transition (Metapolítefsi) en rétablissant temporairement la Constitution de 1952 à l’exception des articles relatifs à la forme de l’État. Les législatives du 17 novembre 1974 consacrent le triomphe électoral de Karamanlís, qui sollicite dans la foulée un référendum. Considérant que les actes conduits par la junte comme illégaux, le gouvernement préfère entériner le passage à la République via un processus licite. Cela n’empêche pas les controverses sur l’équité de traitement vis-à-vis du roi Constantin II, interdit de rentrer faire campagne au pays. Ainsi, 69,2 % des suffrages exprimés valident l’organisation du nouveau régime comme une démocratie pluraliste, connue comme la Troisième République hellénique.
Solder le passé et bâtir l’avenir : reconstruire des relations intranationales et internationales
Les événements qui conduisent à la Metapolítefsi relèvent d’un effondrement soudain du régime militaire et du retour surprise d’une figure conservatrice de compromis. La résistance populaire au régime, menée par les étudiants, le peuple et des segments royalistes, explique en partie l’affaissement des piliers de la dictature des colonels. Toutefois, il faut mettre en avant le rôle des États-Unis, qui entretiennent une relation privilégiée avec la junte, jusqu’à sa déroute à Chypre. Le secrétaire d’État américain, Henry Kissinger, annonce le renversement du gouvernement dès que l’échec militaire est consommé face à la Turquie. De nombreux observateurs constatent que la déchéance des dirigeants militaires est dictée par les États-Unis, qui manifestent une profonde complaisance avec les exactions de la dictature tant qu’elle sert son rôle de rempart contre le communisme. Ainsi, les Grecs paraissent bien loin de maîtriser les destinées de leur pays. Cependant, le crédit accordé à Konstantínos Karamanlís lui confère une responsabilité décisive pour réorienter la conduite de l’État, dans un contexte de crise multifactorielle.
Dans les semaines qui suivent le rétablissement des libertés individuelles et collectives ainsi que l’organisation de scrutins au suffrage universel, la Grèce demeure en effet dans une situation particulièrement précaire. Sur le plan économique, l’inflation et une dette extérieure en flèche ruinent toutes les tentatives de redresser la barre. Au niveau des relations internationales, la période de transition représente un moment de diminution de l’influence états-unienne. L’équilibre des forces est parasité par le règlement du conflit avec la Turquie. Il s’agit d’un enjeu épineux car les contentieux sont nombreux. La crainte d’une confrontation directe plus large entre les deux pays persiste dans le temps, tandis qu’un tiers de l’île de Chypre bascule sous contrôle turc durant les derniers mois de 1974. Donnée supplémentaire, la Turquie est également un pays membre de l’OTAN, ce qui sort du schéma classique des blocs de la Guerre Froide. La Grèce se retire de la branche militaire de l’Alliance atlantique et si la Grèce demeure ancrée dans le monde occidental, cette proximité n’est ni inconditionnelle ni exclusive. Le gouvernement entreprend un rapprochement avec l’URSS et les pays non-alignés (pays balkaniques, monde arabe), avant de privilégier les échanges avec la Communauté Économique Européenne. L’orientation vers les démocraties d’Europe de l’Ouest vise à assurer son développement économique, social et politique. Cela dit, Athènes peine à se défaire de l’emprise des nostalgiques du régime des colonels. En effet, le gouvernement Karamanlís tarde à éliminer les partisans de la junte dans le but de préserver l’armée dans ce contexte de tensions internationales.
Sur le plan interne, la Grèce reste sous la menace de revirements autoritaires de plusieurs sources. D’une part, des milieux ultra-monarchistes fomentent des conspirations, qui ne dépassent pas le stade de projets. D’autre part, l’armée constitue un bastion pour les officiers d’extrême-droite, plus ou moins proches de l’ancienne junte militaire en place. À la fin de l’année 1974, sous la pression conjointe de l’opposition et de la presse, le gouvernement ordonne l’arrestation de responsables de la junte et des crimes du régime militaire. L’épuration annoncée conduit à un accroissement des tensions avec l’armée, loin d’être pleinement démocratisée. Les services de renseignement grecs identifient un réseau de comploteurs, arrêtés à leur domicile au petit matin du 24 février 1975 ; le ministre de la Défense Evángelos Avéroff les affuble du nom de coup d’État des pyjamas. Ces tentatives ne masquent pas la faiblesse de l’enracinement démocratique dans les institutions et les risques de dérives issues de l’État lui-même. Pour ce faire, une nouvelle constitution est adoptée le 11 juin 1975 pour instaurer la démocratie parlementaire de manière solennelle.
Une mémoire historique à vif ?
Quelques semaines plus tard, afin de solder l’héritage encombrant de la dictature, plusieurs procès s’ouvrent à Athènes. Celui des responsables du coup d’État du 21 avril 1967 puis celui de la répression de l’Université polytechnique s’accompagnent de procès sur l’usage de la torture par la police militaire. Les instigateurs et leurs principaux relais sont jugés dans des conditions sécuritaires renforcées, principalement pour haute trahison et mutinerie. S’ils sont plutôt confiants sur leur sort au début de l’année 1975, les accusés dénoncent avec cynisme un climat de terreur et de persécution de ce “Nuremberg grec”. Le procès principal conduit à condamner à la peine de mort Geórgios Papadópoulos et Dimítrios Ioannídis, des peines qui sont ensuite commuées en prison à vie. Ces deux dirigeants finissent leur vie en détention, respectivement en 1999 et en 2010. Les lourdes peines imposées ont pour effet principal de sanctionner le fait que l'ère de l'immunité des transgressions constitutionnelles par les militaires est révolue.
Avant cela, le gouvernement Karamanlís a procédé à la libération de tous les prisonniers politiques, à l’amnistie des crimes commis contre la junte. S’il a mis du temps à purger les collaborateurs et personnes-clés du régime des colonels, c’est aussi dans une tentative de réconciliation nationale, afin d’éviter de souffler sur les braises d’une guerre civile latente. Si la tête de la dictature est coupée, la portée de l’épuration de l’ensemble de l’appareil d’État est très limitée et prête encore à débat de nos jours. Certaines structures militaires et certaines pratiques institutionnelles héritées de la dictature militaire restent relativement intactes, à l’exemple des dossiers individuels d’opinions politiques. La violence à caractère terroriste persiste, de l’extrême-gauche à l’extrême-droite. Cependant, par rapport à d’autres pays européens, ces mouvances sont plus résiduelles et mafieuses que des formations bien coordonnées et idéologiquement solides. Les anciens militaires ou les anciens cadres de second rang de l’extrême-droite parviennent néanmoins à se recycler dans diverses organisations, y compris les partis politiques classiques, au premier rang desquels la Nouvelle Démocratie, la formation hégémonique de la droite grecque. En 1990, un projet d'amnistie des dirigeants de la junte mené par le gouvernement conservateur de Konstantínos Mitsotákis a été annulé devant l’hostilité de l’opinion publique, après les protestations de l’opposition, des socialistes et des communistes.
Sur le plan mémoriel, la durée relativement courte du régime des colonels, en comparaison des dictatures portugaise et espagnole, rend le souvenir des souffrances passées moins épais. La concurrence mémorielle avec la guerre civile de 1946-1949, une fracture encore plus béante dans la société grecque en raison du nombre de morts et d’exilés, explique aussi l’empreinte moins forte de ce régime militaire souvent dépeint comme caricaturalement dépassé. Le regard sur le Metapolítefsi est bien plus contrasté ; deux grandes tendances politiques, historiographiques et médiatiques dépeignent cette période en clair-obscur. D’un côté, la sortie de la dictature est vue comme un succès politique de modernisation de la société hellène, dans une perspective de conciliation historique et de nivellement des conflits. D’un autre côté, les difficultés économiques majeures actuelles du pays sont imputées à cette période de mauvaise gestion, qui a préféré composer avec une refonte très superficielle des institutions. Ces récits s’accordent pour convenir que les responsables du régime ont été jugés à la hauteur de leurs crimes, mais que l’épuration a manqué de profondeur dans la société.
En 1974, le régime militaire s’effondre à l’issue de sept années calamiteuses sur le plan économique, culturel et des libertés publiques. Les actions de résistance intérieure, loin d’être négligeables, ont ancré l’opinion dans une attitude d’hostilité à la dictature. Cependant, la cause décisive du changement de régime est issue d’une aventure extérieure désastreuse, la crise chypriote, accompagnée d’un abandon de la tutelle états-unienne. Le nouveau gouvernement d’unité nationale dirigé par Konstantínos Karamanlís est confronté à un chantier multiple : restaurer les institutions démocratiques, gérer une crise diplomatique et militaire d’ampleur, recomposer les relations internationales en se dégageant de l’influence paternaliste américaine et en se rapprochant de l’Europe occidentale. Cinq ans après la dictature des colonels, le Parlement hellénique ratifie l’Acte d’adhésion et devient le dixième État membre de la Communauté Économique Européenne. Le processus de démocratisation semble parachevé avec cette intégration mais de nombreuses structures et dispositions héritées de la dictature persistent. Le principal legs des colonels est surtout la fragilité économique du pays, qui reste un talon d’Achille encore prégnant au XXIe siècle.
Pour aller plus loin :
CHALKOS Ioannis, “The International Dimensions of the Metapolitefsi, 1974–1976: A Reassessment”, Byzantine and Modern Greek Studies, 2024.
CHICLET Christophe, “Le terrorisme en Grèce”, In: Cahiers d'Études sur la Méditerranée Orientale et le monde Turco-Iranien, Grèce: identités, territoires, voisinages, 1994.
France Culture, “La chute des colonels en Grèce”, MUCEM, décembre 2014.
TALON Corinne, “La dictature des colonels en Grèce, 1967-1974”, Cahiers balkaniques, 2011.
THEODORIDIS Georgios, "Metapolitefsi: politics, history and memory", Research Group - Oral History Group (EOM-OPI), 2022.
VAROUCHA Magdalini, “Interview | Stathis Pavlopoulos: Metapolitefsi.com ou la longue période après la fin de la dictature en Grèce”, Grèce Hebdo, décembre 2018.
“La Grèce : de la dictature à la démocratie”, Le Monde Diplomatique, mars 1975.
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