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Photo du rédacteurHistoire d'en Parler

« Rosalie » : mise en contexte historique par Julie Bellotto

Dernière mise à jour : 29 mai

Ce jeudi 21 mars 2024, le film « Rosalie » était projeté en avant-première en présence de la réalisatrice Stéphanie Di Giusto et de l’actrice principale Nadia Tereszkiewicz aux Cinés Palace d’Épinal. Dans le cadre de la première édition du festival Épinal fait son cinéma, Histoire d’en Parler a proposé de donner la parole à Julie Bellotto, doctorante en histoire contemporaine à l’Université de Lorraine et à l’Université catholique de Louvain. Préparant une thèse sur les pratiques prostitutionnelles féminines en Meurthe-et-Moselle au début du XXe siècle, nous l’avons sollicitée pour une mise en perspective sur le contexte historique entourant le film, à savoir la place des femmes et du mariage entre le XIXe et le début du XXe siècle ainsi que la représentation de l’altérité, des corps hors normes. Retrouvez ci-dessous les grandes lignes de cette présentation, qui fit dire à la réalisatrice : « on ne pouvait pas rêver meilleure introduction ! ».




Le cadre normatif encadrant la vie des femmes


En 1804, le Code civil entend réorganiser la société sur de nouvelles bases. Les femmes sont classées selon leurs rapports institutionnels aux hommes : on distingue alors les filles majeures célibataires, les femmes mariées, les veuves avec enfants, les veuves sans enfant. La famille et la maternité correspondent à la norme socialement valorisée ; de fait, ce qui sort de ce cadre (célibat, maternité célibataire, concubinage) est perçu comme constitutifs de déviances. Les différences biologiques et physiques supposées servent à justifier un statut inférieur de la femme envers l’homme. De ce discours naît une opposition entre la féminité (douce et fragile) et la masculinité (virile et forte) ; chaque sexe se trouve alors assigné à un rôle, tant dans la manière d’être que dans le paraître. Ainsi, les femmes n’ont pas le droit de porter le pantalon et encore moins le costume (jusqu’à la moitié du XXe siècle), car il représente le pouvoir masculin. Toutefois, le travestissement, s’il était considéré comme une perturbation intolérable de l’ordre social, peut en certains cas être autorisé pour des raisons « médicales », notamment la pilosité excessive. Par ailleurs, le travail féminin est peu reconnu, subordonné à celui du mari car il est alors estimé que la priorité des femmes est de garantir la pérennité de la cellule de base de la société civile : la famille, bâtie sur le socle du mariage.


Une noce chez le photographe
Une noce chez le photographe, Pascal Dagnan-Bouveret, musée des Beaux-Arts de Lyon, © RMN-Grand Palais / René-Gabriel Ojeda, 1879.

Entre mariage arrangé et mariage d’inclination, une relation d’échanges déséquilibrée


Le cadre juridique entourant le mariage est également défini par le Code civil de 1804. Son article 213 prévoit que « le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari ». Le mari gère les biens matériels comme économiques du couple, tandis que la femme est subordonnée à l’autorité de son époux pour la plupart des démarches administratives. Cette relation déséquilibrée, bien que consentie, structure les rapports entre hommes et femmes de la société du XIXe à la première moitié du XXe siècle. Ainsi, la négociation d’un bon mariage fait l’objet d’un enjeu particulièrement crucial par les parents souhaitant placer leur fille auprès d’un homme d’une strate sociale supérieure. Quels que soient les milieux sociaux, des stratégies matrimoniales sont déployées pour assurer un statut juridique et une protection aux jeunes femmes, venant avec une dot pour contribuer aux frais du nouveau ménage. Pour les jeunes hommes, il est primordial de consolider sa position sociale (en épongeant des dettes par exemple) et d’éviter des « mauvaises surprises » dans la transaction matrimoniale. En effet, découvrir une maladie, une grossesse illégitime, ou encore un défaut physique (comme l’hypertrichose, c’est-à-dire un développement excessif du système pileux), est perçu comme une escroquerie et une trahison de l’accord encadrant le mariage. Pour prévenir ces situations particulièrement embarrassantes à une époque où le divorce est officiellement abrogé (entre 1816 et 1884), les familles tentent de faire coïncider mariage arrangé et mariage d’inclination. Néanmoins, l’idée dominante demeure que « l’amour vient en se mariant » même si la tendance décroît à partir de la Première Guerre mondiale.


La curiosité pour les corps hors normes : l’exemple des femmes à barbe


Des années 1870 aux années 1930, l’intérêt pour les corps hors normes fait l’objet d’une abondante production, à la fois dans le domaine scientifique et médical que dans le domaine des spectacles vivants. Les expositions, foires, cirques itinérants et autres freak shows témoignent du grand intérêt populaire pour ces corps qui intriguent et divertissent plus qu’ils n’effrayent. Certaines personnes marquées par des stigmates a priori disqualifiants tentent de les transformer en atouts, dans la perspective de mener une vie épanouie. L’exhibition, plus ou moins volontaire, de ces phénomènes permet d’attirer une clientèle curieuse et de devenir un argument de vente. La mise en scène de ces particularités peut apporter des revenus et une célébrité notables, mais cette fascination entraîne bien souvent des difficultés à s’inscrire dans la norme dominante. La possibilité du mariage et celle de la reproduction sont largement questionnées, si ce n’est réprimées. Cependant, pour reprendre l’exemple de la femme à barbe, l’affirmation de sa particularité ne doit pas faire oublier ses devoirs familiaux et qu’elle se conforme au standard de la bonne épouse. Est-ce envisageable de se conformer et de se soumettre à l’autorité du mari quand la femme elle-même arbore le symbole de la « toute-puissance » (Molière, L’École des femmes, 1662) ?


Le film


Synopsis : « Rosalie est une jeune femme dans la France de 1870 mais ce n’est pas une jeune femme comme les autres, elle cache un secret : depuis sa naissance, son visage et son corps sont recouverts de poils. De peur d’être rejetée, elle a toujours été obligée de se raser. Jusqu’au jour où Abel, un tenancier de café acculé par les dettes, l’épouse pour sa dot sans savoir son secret. Mais Rosalie veut être regardée comme une femme, malgré sa différence qu’elle ne veut plus cacher. En laissant pousser sa barbe, elle va enfin se libérer. Elle veut qu’Abel l’aime comme elle est, alors que les autres vont vouloir la réduire à un monstre. Abel sera-t-il capable de l’aimer ? Survivra-t-elle à la cruauté des autres ? »



Son inspiration : la vie singulière de Clémentine Delait


Le film « Rosalie » est librement inspiré de la vie de Clémentine Delait née Clattaux, une personnalité haute en couleurs originaire de Chaumousey, un village vosgien. Née en 1865, elle épouse vingt ans plus tard un boulanger avec qui elle s’installe à Thaon, le couple ouvrant un débit de boisson réputé. Sa pilosité, développée dès ses 18 ans en raison d’un dérèglement hormonal, attire de nombreux clients. La célébrité de Clémentine sort progressivement du cadre local : elle acquiert une renommée régionale (à partir de 1901 suite au pari de se laisser pousser la barbe), nationale (lorsqu’elle devient la mascotte des Poilus en 1914 pour la Croix-Rouge) puis internationale (après-guerre, ses mises en scène assurent sa notoriété à l’échelle européenne). Arborant une toison atypique assumée, Clémentine Delait cherche à transformer cette particularité en atout mais refuse de se conformer au stéréotype du phénomène de foire monstrueux. Elle meurt à Épinal en 1939 après une vie bien remplie.


Madame Clémentine Delait en promenade devant son café de Thaon-les-Vosges, 1905.
Madame Clémentine Delait en promenade devant son café de Thaon-les-Vosges, 1905.

Un héritage culturel foisonnant dans les représentations


Femme de caractère, son indépendance et son rayonnement continuent d’inspirer les créatrices et créateurs de nos jours :

- l’exposition « Femme à barbe » installée aux Cinés Palace jusqu’au dimanche 24 mars, avec des digigraphies et cyanotypes de Pascal Skapal, photographies de Michele Salembien, acrylique d’Anne Haxaire, sérigraphie d’Arnaud S. Maniak, détournement de Michel Terrier, dessins et gravure de Inii Ni, avec la participation de Nadine Laheurte comme modèle ;

- une pièce de théâtre « Fabuleuse » mise en scène par Éric Lehembre, présentée le 24 mai à 20h au centre social Léo Lagrange d'Épinal, revenant sur le parcours insolite de « la femme à barbe de Thaon-les-Vosges » ;

- et bien sûr la réalisatrice Stéphanie Di Giusto, qui a fait part de son émotion de revenir dans les Vosges, « là où tout a commencé » pour Clémentine et par extension, pour « Rosalie », dont la sortie en salles est prévue le 10 avril.



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