C’est un film profondément engagé que nous offre le réalisateur franco-cambodgien Rithy Panh dans cette représentation du génocide des Khmers rouges. Rendez-vous avec Pol Pot s'inspire du livre de la journaliste américaine Elizabeth Becker, « Les larmes du Cambodge : l'histoire d'un auto-génocide » ("When the War Was Over: Cambodia and the Khmer Rouge Revolution").
Rithy Panh, âgé de 60 ans, est né à Phnom Penh. À 11 ans, il est interné dans un camp de réhabilitation. Devenu orphelin, il se réfugie à Paris à l'âge de 16 ans. Après avoir terminé ses études en 1988, il ne cesse de travailler à travers le cinéma pour explorer et préserver la mémoire du génocide cambodgien.
L’histoire prend place au Cambodge en 1978. Trois Français, une journaliste (Irène Jacob), un reporter photographe (Cyril Guet) et un intellectuel sympathisant du régime de Pol Pot (Grégoire Collin), sont invités par les Khmers rouges à réaliser une interview exclusive du chef du régime. À première vue, le pays semble parfait, mais derrière cette apparence de village Potemkine, le régime des Khmers rouges décline et la guerre avec le Vietnam menace d'envahir le territoire à tout moment. En quête de boucs émissaires, le régime mène en secret un génocide à grande échelle dans le pays. Sous les yeux des journalistes, l’image idyllique de cette société parfaite se fissure, dévoilant l'horreur d’une idéologie communiste poussée à l’extrême. Leur voyage se transforme progressivement en un véritable cauchemar.
Étroitement encadrés par leur comité d’accueil qui n’entend leur montrer que ce qu’il veut bien et leur cacher la réalité sordide des camps de travail, les trois Occidentaux réagissent chacun à leur façon. L’intellectuel maoïste refuse de concevoir que la révolution ait trahi ses idéaux ; le photographe de guerre, quant à lui, n’accepte pas d’être le complice d’une entreprise de désinformation; la journaliste s’efforce, aussi lucidement que possible, de s’en tenir aux faits.
Une tension insoutenable s’installe très vite, et le réalisateur sait avec pudeur, retenue et inventivité nous faire ressentir l’horreur de cette radicalisation politique dont les trois témoins français sont maintenus pour un temps à distance. Les acteurs eux aussi utilisent l’économie de moyen dans leur jeu ce qui augmente encore davantage le malaise ambiant qui monte en puissance au fur et mesure du film. La performance des acteurs est exceptionnelle, en particulier l'interprète d'Élisabeth Becker, qui incarne avec force et sensibilité une femme déterminée à dévoiler au monde entier la vérité. La tension palpable tout au long du film maintient le spectateur en haleine, évoquant l'horreur du génocide sans jamais tomber dans le sensationnalisme ou le voyeurisme. Un film sobre et obsédant qui propose un rendez-vous avec l’Histoire et à la considérer comme toujours en devenir.
Le film est fait d'une partie fictive filmée avec des couleurs un peu saturées dans le style des années 80. Des images d'archives en noir et blancs et l'utilisation de figurines servent à restituer ce qu'il aurait été difficile de reconstituer avec des acteurs, et laissent une part d’imaginaire au spectateur.
Rendez-vous avec Pol Pot dénonce avec force les régimes totalitaires et la complicité internationale qui permettent l’aboutissement de tels drames. Le film souligne l'importance du journalisme d'investigation et de la quête de vérité, rappelant la nécessité de vigilance face aux dérives autoritaires. C'est un puissant appel à la mémoire et à l'engagement citoyen.
La révolution khmer repose intégralement sur la population paysanne la plus pauvre pour fabriquer un « homme nouveau » utopique dans un régime entièrement communiste et auto-suffisant version absolutiste sous le credo « chacun contribue selon ses moyens, chacun reçoit selon ses besoins ». La ferveur révolutionnaire, au moins d'apparence, n'est pas une option pour la population, mais une condition de survie précaire. Le dessein de tout un peuple qui s’avère effroyable, enrôlé dans cette collectivisation à marche forcée. Sous des apparences au premier abord enjouées, accueillantes, ouvertes, tout un système social et politique présenté de manière tronquée à coups de mises en scène soigneusement orchestrées que les journalistes (et les spectateurs) observent avec effroi. Ce qui met mal à l’aise lorsque la rencontre a enfin lieu, c’est que ce Pol Pot est un homme d’apparence affable, enjoué, et enchanté de retrouver pour dialoguer et échanger avec lui l’intellectuel militant ouvert aux idées révolutionnaires, compagnon de lutte lorsqu’ils étaient tous deux étudiants à la Sorbonne.
Mais le génocide, c’est aussi le silence. La ville de Phnom Penh, entièrement vidée de ses habitants, est plongée dans un silence assourdissant témoignant d’une volonté d’anéantissement total de sa vie antérieure. L’absence d’écoles, de marchés, de spectacles, de musiques, de danses, souligne la réalité tragique du Cambodge. Dans ce film, la fiction sert à révéler la documentation lacunaire, mais aussi l’absence d’action ou de combat possibles lorsque tout est faux-semblant et que la réalité n’a plus de prise.
Extrêmement singulier, étrangement poétique et superbement réalisé, le dernier film de Rithy Panh entend poursuivre un travail de mémoire, plus qu’un devoir.
Pour aller plus loin :
LOCARD, Henri, Pourquoi les khmers rouges, Paris, Vendémiaire, 2016.
PANH, Rithy, La machine khmère rouge, Paris, Flammarion, 2009.
PANH, Rithy, L’élimination, Paris, Grasset, 2012.
Questions d’histoire, Pourquoi les Khmers rouges ont-ils exterminé leur propre peuple ? [QdH#28], 16 août 2023.
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