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Philippe Pétain et l’Espagne d’une guerre à l’autre : des relations méconnues mais décisives

Dès l’entre-deux-guerres, Philippe Pétain devient un mythe dans l’opinion publique française. Son succès dans la guerre coloniale du Rif auprès de la dictature espagnole dans les années 1920 ajoute au portrait d’un homme symbole d’une armée triomphante, par opposition au défaitisme et au pacifisme. Figure d’expérience, il vainc puis retourne à ses occupations, à l’image d’un Cincinnatus, considéré comme l’incarnation de la vertu, de la sagesse et de l’efficacité militaire et administrative. Il est appelé au gouvernement après la crise du 6 février 1934, puis il est envoyé comme ambassadeur en Espagne pour régler l’épineuse question de la neutralité du pays dans la conflagration mondiale qui s’annonce. Comme le général de l’ancienne République romaine, il apparaît comme un recours lors des temps troublés. Depuis, le mythe Pétain a muté. En effet, son refus du chaos républicain et révolutionnaire, le culte de la hiérarchie ainsi que l’usage sans retenue de la violence d’État l’ont fortement rapproché de la pratique du pouvoir de Francisco Franco mais aussi de la collaboration avec l’occupant nazi. Comment comprendre que le plus illustre représentant de l’ordre militaire républicain devienne la figure du traître qui livre sa patrie, ses forces et de trop nombreuses personnes à mettre à mort à l’ennemi ? Il convient de faire quelques détours par le sud des Pyrénées et d'étudier la fraternité d’armes et d’idées nouée entre le vainqueur de Verdun et celui de la guerre civile espagnole pour comprendre pleinement la trajectoire de Philippe Pétain.


Le « vainqueur de Verdun » dans la guerre coloniale du Rif


À l’été 1914, âgé de 58 ans, Philippe Pétain est un militaire relativement anonyme, n’ayant participé à aucune guerre coloniale et ne faisant pas publicité de ses opinions politiques. Alors qu’il se dirige vers une retraite paisible, le déclenchement de la Grande Guerre le pousse à commander des divisions d’infanterie en Belgique, lors de la bataille de la Marne, en Artois puis en Champagne. Sa rigueur et ses succès lui permettent de gravir les échelons, puis d’être appelé en février 1916 pour contrer l’offensive allemande sur Verdun. L’organisation méthodique de la « Voie Sacrée » et des relais médiatiques dithyrambiques font de Pétain l’un des principaux héros de cette bataille dans l’opinion publique. Dix jours après l’armistice du 11 novembre 1918, il est élevé au grade de maréchal. En sa dignité, il reçoit le roi d’Espagne Alphonse XIII de Bourbon, futur prétendant aux trônes de France et de Navarre, à Verdun un an plus tard. Ce dernier décore Pétain de la Grand-Croix du Mérite Militaire en 1926, à l’issue de la guerre du Rif. Ce conflit colonial, peu connu, est pourtant un temps fort des relations internationales. À partir de 1921, Abdelkrim el-Khattabi mène une révolte armée contre l’occupation espagnole dans le Rif marocain, infligeant une défaite humiliante aux troupes coloniales à Anoual en juillet. En réaction à ce desastre, l’Espagne, dirigée depuis 1923 par le dictateur d’extrême-droite Miguel Primo de Rivera, engage une répression brutale, utilisant massivement des armes chimiques fournies par la France et l’Allemagne. En avril 1925, la révolte s’étend au Maroc français, menaçant directement ses intérêts.


Le roi d'Espagne accompagné par le maréchal Pétain au fort de Vaux, Agence Rol, Bibliothèque nationale de France, octobre 1919.
Le roi d'Espagne accompagné par le maréchal Pétain au fort de Vaux, Agence Rol, Bibliothèque nationale de France, octobre 1919.

À Paris, le Cartel des gauches s’engage sans hésitation dans la répression. Face à l’échec du résident général Hubert Lyautey, le gouvernement envoie Philippe Pétain en inspection au Maroc en juillet 1925. Sa mission est d’intensifier la guerre, de renforcer les effectifs, de diminuer l’influence de Lyautey et surtout, de sceller une alliance avec l’Espagne. Pétain obtient gain de cause : à la fin du mois, il rencontre Miguel Primo de Rivera, puis Francisco Franco, colonel de la Légion espagnole, marquant le début d’une complicité durable. En septembre 1925, Lyautey, marginalisé, démissionne ; Pétain devient commandant en chef, avec les pleins pouvoirs militaires pour mater la guérilla rifaine. Partisan de la manière forte, Pétain lance une offensive conjointe avec l’Espagne, combinant débarquements au nord et attaques françaises au sud, tout en obtenant des renforts massifs. Ce déploiement de moyens démesurés scandalise les intellectuels et les opinions publiques de gauche anti-impérialistes et pacifistes mais lui vaut un soutien vif des défenseurs de l’ordre colonial et national. Le recours aux armes chimiques suscite l’indignation sur la scène internationale, mais sans conséquences durables. L’encerclement et le bombardement du territoire ont raison de la résistance d’Abd el-Krim et des populations rifaines ; les combats cessent en juillet 1927. La France, par le biais de Philippe Pétain, honore Franco et Primo de Rivera pour leur réussite dans la répression de l’insoumission du Rif. Franco est nommé Officier de la Légion d’honneur en 1928 puis reçoit le grade de Commandeur en octobre 1930 lors d’une mission en France en tant que directeur de l’Académie militaire de Saragosse, toujours sous l’égide de Philippe Pétain et du ministre de la Guerre André Maginot.


Le maréchal Pétain et le général Miguel Primo de Rivera à Tétouan, Wikimedia Commons, août 1925.
Le maréchal Pétain et le général Miguel Primo de Rivera à Tétouan, Wikimedia Commons, août 1925.

Un maréchal républicain nommé ambassadeur à l’issue de la guerre d’Espagne


Général en chef de l’armée française, Pétain s’oppose de plus en plus à Maginot sur la ligne militaire à développer (la Ligne, Maginot, tout ça) et il est remplacé à partir de février 1931 par Maxime Weygand. Il entre alors à l’Académie française et est nommé inspecteur général de la défense aérienne du territoire. Pour autant, il conserve une influence notable, notamment au sein du mouvement du Redressement français et de certaines ligues d’extrême-droite. Le 9 février 1934, trois jours après l’émeute antiparlementaire du 6, il est nommé ministre de la Guerre. Ainsi, même s’il reste en poste seulement neuf mois, Philippe Pétain devient une figure politique conservatrice de premier plan, incarnant une possibilité d’union nationale large sur son prestige. En 1936, l’arrivée du Front Populaire en tête des élections législatives repousse sa perspective d’entrer au gouvernement. Toutefois, Philippe Pétain, en sa qualité de membre du comité permanent de la Défense nationale, suit attentivement les affaires politiques, internes comme externes. En juillet 1936, le soulèvement d’une partie des troupes espagnoles provoque une onde de choc majeure dans l’opinion internationale. Durant le conflit, Philippe Pétain ne fait aucune déclaration publique pour affirmer ses sympathies à Francisco Franco et plus largement au camp nationaliste, par souci de réserve. La position officielle du gouvernement est d’ailleurs la non-intervention, ignorant le régime de Franco et fournissant en sous-main des armes aux républicains espagnols. Si la rébellion prend du temps à s’imposer, sa victoire devient de plus en plus tangible dès la fin de l’année 1937, en grande partie grâce au soutien éhonté de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste. 


Philippe Pétain et Victor Denain à la sortie du conseil des ministres, Agence de presse Meurisse, Bibliothèque Nationale de France, mai 1934.
Philippe Pétain et Victor Denain à la sortie du conseil des ministres, Agence de presse Meurisse, Bibliothèque Nationale de France, mai 1934.

L’arrivée d’Édouard Daladier à la Présidence du Conseil en avril 1938 infléchit la politique espagnole du gouvernement Léon Blum. Il vise à diminuer l’hostilité d’une puissance militaire sur le sud-ouest de l’Hexagone, alors que les autres frontières sont déjà extrêmement sensibles. De plus, il ne faut pas négliger l’intérêt stratégique que constitue le protectorat sur le Maroc, convoité par Francisco Franco. La crainte d’un affrontement international global joue à plein dans cette volonté d’apaisement vis-à-vis des nationalistes espagnols. La chute de la Catalogne républicaine en janvier 1939 accélère les rapprochements, déjà amorcés à l’été 1938, avec le régime de Burgos. En Espagne, l’opinion publique franquiste, dans ses différentes dimensions (catholiques, conservateurs, traditionalistes, royalistes, phalangistes) est très hostile aux Français, en raison de leur soutien aux républicains. Il faut donc donner des gages particulièrement importants pour obtenir l’assentiment des franquistes. Les accords Bérard-Jordana de février 1939 sanctionnent la faiblesse de la position française : la France enterre de fait les derniers espoirs de la République espagnole et consent à restituer la quasi-totalité des biens républicains réfugiés (flotte de Bizerte, or de la Banque d’Espagne, armements, œuvres d’art, etc.) sans contrepartie ferme. Pour s’assurer de cette mission particulièrement délicate sur le plan diplomatique, le gouvernement français choisit Philippe Pétain, alors âgé de 82 ans, comme ambassadeur à Burgos. Celui-ci est surpris à la fois des accords signés par la France et de l’accueil glacial qu’il reçoit de la part des dignitaires franquistes. Malgré ces difficultés, il impose une stratégie de conciliation et développe une propagande centrée sur son propre prestige et tente d’établir un « bon voisinage » outre-Pyrénées mais le chantier est colossal.


L'ambassadeur Philippe Pétain et le baron de las Torres à Burgos, Wikimedia Commons, mars 1939.
L'ambassadeur Philippe Pétain et le baron de las Torres à Burgos, Wikimedia Commons, mars 1939.

Des relations ambiguës dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale


En avril 1939, le generalísimo Francisco Franco proclame la victoire de l’Espagne nationaliste dans la guerre civile, annonce l’adhésion de son pays au Pacte anti-Komintern et déploie près de 30 000 combattants au Maroc espagnol. La France, réticente à exécuter les accords envers une puissance manifestement hostile, répond en mobilisant des forces terrestres sur la frontière pyrénéenne et des forces navales à Tanger. La tension est à son comble ; Pétain insiste auprès de l’état-major et du gouvernement français et du résident général au Maroc pour tenir leurs engagements, et la situation s’apaise avec l’Espagne franquiste jusqu’à l’été 1939, date de la précipitation du conflit à l’échelle internationale.


« Le maréchal Pétain, ambassadeur de France à Burgos, accueilli par une délégation d'anciens combattants à son arrivée au Perthus », Excelsior, Bibliothèque Nationale de France, juillet 1939.
« Le maréchal Pétain, ambassadeur de France à Burgos, accueilli par une délégation d'anciens combattants à son arrivée au Perthus », Excelsior, Bibliothèque Nationale de France, juillet 1939.

La neutralité espagnole est proclamée le 4 septembre, mais elle reste précaire. En effet, Franco est refroidi par le pacte germano-soviétique mais il entretient des liens privilégiés avec l’Axe tout en profitant des concessions françaises. La « drôle de neutralité » espagnole est bien davantage le fait de la faiblesse du pays après trois années de « guerre incivile » que de l’action énergique mais vaine de l’ambassadeur Philippe Pétain. Ce dernier estime alors qu’il faut tout faire pour conserver l’Espagne franquiste et l’Italie mussolinienne dans la non-belligérance pour maximiser les chances de succès face à l’Allemagne hitlérienne. Au printemps 1940, après quelques initiatives en termes commerciaux et de voies de communication, l’ambassade de Pétain est enlisée dans une neutralité espagnole qualifiée d’évolutive, qui demande toujours plus de concessions politiques et territoriales, notamment sur le Maroc et l’Algérie. La démission de Daladier de la Présidence du Conseil et son remplacement par Paul Reynaud ouvrent une nouvelle perspective pour Pétain : alors qu’il déplorait l’intransigeance de certains ministres issus de la gauche dans sa politique méditerranéenne, Pétain voit l’occasion de sortir du bourbier espagnol et d’accéder à de plus hautes responsabilités. 


Pétain et la rencontre de Franco en mars 1939, imagerie du maréchal à Limoges, 1941.
Pétain et la rencontre de Franco en mars 1939, imagerie du maréchal à Limoges, 1941.

Le 16 mai, Pétain est nommé vice-président du Conseil mais la débâcle entraîne l’effondrement de l’édifice diplomatique élaboré avec l’Espagne depuis un an. De nouvelles concessions sont proposées mais l’Espagne rallie le camp de l’Axe et occupe Tanger à partir du 12 juin. L’entrée en guerre de l’Espagne semble acquise, mais est finalement rejetée par Hitler suite à l’armistice signé avec la France et l’exorbitance des revendications formulées par Francisco Franco. Le maintien de la neutralité espagnole joue en partie dans le prestige de Philippe Pétain, qui endosse le vêtement du diplomate responsable et habile face aux temps tourmentés que connaît le pays. Il profite de cette autorité pour renverser la République et se tailler un régime sur mesure. Le chef de l’État français vise à conserver des relations correctes avec l’Espagne franquiste car la crainte de l’ouverture d’un autre front demeure patente, non pas sur les Pyrénées, mais sur le Maghreb. La France de Vichy est alors laminée, défaite, et en position de faiblesse face à ses voisins. La préservation de son empire colonial et de ses points stratégiques sur la Méditerranée sont des enjeux vitaux pour Pétain et son régime. Le contexte international rend la question des plus brûlantes à l’automne 1940. En effet, la difficile bataille d’Angleterre conduit Hitler à reporter ses efforts militaires sur les eaux du sud. L’Espagne et la France constituent deux points d’appui potentiels pour l’Allemagne. Adolf Hitler rencontre Francisco Franco à Hendaye le 23 octobre mais les négociations échouent face à la contrariété du dirigeant espagnol, tiraillé entre son impérialisme en Afrique du Nord et son souhait de restaurer la puissance de son pays en restant hors des combats. Le lendemain, le Führer apprend lors de l’entrevue de Montoire que Philippe Pétain « entre dans la voie de la collaboration », mais n’entre pour autant pas en guerre contre le Royaume-Uni. Ce statu quo est un moindre mal pour Hitler, qui demande quelques semaines plus tard à Mussolini de conduire un nouveau round de négociations avec Franco. 


Entrevue entre Pétain et Franco, Les Actualités Mondiales, Institut National de l’Audiovisuel, février 1941.


En février 1941, ce dernier effectue un voyage exceptionnel à travers la France de Vichy pour rencontrer le dirigeant italien à Bordighera. Les entretiens s'avèrent stériles et se concluent par une brève rencontre évasive mais respectueuse avec Pétain à Montpellier. Durant les années de guerre qui suivent, le chef de l’État français mène une politique de conciliation avec l’Espagne en signant des accords économiques favorables, tandis que son homologue s’engage à peu de frais et profite de la faiblesse française. Les échanges restent cordiaux et réguliers entre les deux hommes d’État. Franco s’éloigne progressivement de l’Axe à mesure de la progression des Alliés. Après la Libération de la France et la fin de la Seconde Guerre mondiale, Philippe Pétain est jugé par la Haute Cour et condamné à mort, à l'indignité nationale, et à la confiscation de ses biens pour intelligence avec l’ennemi et de haute trahison. Néanmoins, sa peine est commuée en emprisonnement à perpétuité, au fort de montagne du Portalet puis sur l’île d’Yeu. En 1951, alors âgé de 95 ans, « le plus vieux prisonnier du monde » suscite des campagnes pour sa libération. Le caudillo espagnol, dans cet élan général, propose de faire exiler le maréchal déchu en Espagne. Pour lui, il s’agit tout à la fois de rendre la pareille à un militaire prestigieux, à un stratège décisif dans la guerre du Rif, à un ambassadeur ayant garanti les intérêts de l’Espagne, mais aussi à une vieille gloire du conservatisme autoritaire, de l’anticommunisme et du catholicisme traditionaliste. Francisco Franco n’est pas entendu et Philippe Pétain meurt à Port-Joinville.



Dans la première moitié du XXe siècle, la trajectoire de Philippe Pétain s’entrelace régulièrement avec celle de l’Espagne autoritaire, révélant les continuités d’un conservatisme militariste forgé dans le feu des guerres coloniales et des crises nationales et internationales. Décisif dans la répression industrielle et brutale des populations rifaines, ambassadeur conciliant d’une Espagne putschiste, puis chef d’un État français cherchant à tout prix à préserver un empire menacé, Philippe Pétain incarne une certaine idée de l’ordre hiérarchique, catholique et anti-républicain que le franquisme souhaite également représenter. Cette longue connivence ne doit pas masquer certains temps faibles dans la prétendue hispanophilie de Pétain, mais repose sur une commune aversion pour le désordre révolutionnaire et la faiblesse supposée de la démocratie parlementaire. Le soutien à l’Allemagne nazie et la coopération avec ce régime pour écraser leurs propres compatriotes, au service d’un projet réactionnaire et autocratique ne sont pas les moindres des points communs entre les deux hommes. Quand Francisco Franco offre l’hospitalité à Philippe Pétain en 1951, c’est en signe de reconnaissance envers un autre traître à la République, à laquelle tous deux avaient pourtant prêté serment de fidélité. 



Pour aller plus loin :


CATALA Michel, « L'ambassade espagnole de Pétain (mars 1939-mai 1940) », Vingtième Siècle - Revue d'histoire, 1997.


CATALA Michel, « L’Espagne et les France de 1940 à 1944 », Relations internationales, 2001.


CHOLVY Gérard, « La rencontre Pétain-Franco à Montpellier le 13 février 1941 », Études héraultaises, 2017.




POUPAULT Christophe, « Franco en février 1941. Un déplacement révélateur des rivalités en Méditerranée au début de la guerre », Guerres mondiales et conflits contemporains, 2018.



VERGEZ-CHAIGNON Bénédicte, Pétain, Perrin, 2018.


« Pétain, général, maréchal, traître », Le Cours de l’Histoire, France Culture, novembre 2021.

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