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La mémoire autour de Giacomo Matteotti, député enlevé et assassiné par la violence fasciste

Photo du rédacteur: Pierre SUAIREPierre SUAIRE

Le 10 juin 1924, le député socialiste italien Giacomo Matteotti est enlevé par un escadron paramilitaire fasciste et est poignardé à mort alors qu’il se rend au Parlement. La découverte de son corps deux mois plus tard suscite une vive émotion dans le pays, mais n’ébranle que peu les fondements du régime mussolinien. Au contraire, cet épisode est le symbole de sa bascule vers un système fondé sur la violence politique.


Le contexte de l’arrivée au pouvoir de Benito Mussolini



Les suites de la Première Guerre mondiale constituent une période de fortes instabilités pour le royaume d’Italie, officiellement dans le camp des vainqueurs, mais qui connaît une « vittoria mutilata » (victoire mutilée) en ce qui concerne l’acquisition de certains territoires face à l’Empire austro-hongrois. L’insatisfaction de l’irrédentisme, c’est-à-dire la revendication du rattachement de tous les territoires de langue italienne, provoque un sentiment d’injustice, exacerbé par la crise économique qui frappe l’Italie des années 1919-1920. Des mouvements de masse agitent l’ensemble des secteurs de la société dans ces années qualifiées de « biennio rosso » (les deux années rouges). Les manifestations et les grèves massives font craindre une révolution socialiste aux dirigeants conservateurs et aux possédants qui font appel à des forces paramilitaires dites des « squadre d'azione ». Le révolutionnaire Benito Mussolini, déçu par la mollesse du jeu parlementaire, crée alors le Parti National Fasciste dans l’idée de contrôler ces forces squadristes et de canaliser les mouvements révolutionnaires effervescents. Privilégiant la voie constitutionnelle pour accéder au pouvoir dans les deux années suivantes, Benito Mussolini opte pour une démonstration de force au mois d’octobre 1922. La marche sur Rome met la pression sur le gouvernement, provoque un bouleversement institutionnel plaçant Mussolini au sommet de l’État, le tout sans effusion de sang.


Benito Mussolini et l’état-major fasciste passent en revue 40 000 « Chemises Noires » à Naples le 24 octobre, Illustrazione Italiana, 1922.
Benito Mussolini et l’état-major fasciste passent en revue 40 000 « Chemises Noires » à Naples le 24 octobre, Illustrazione Italiana, 1922.

« E in questo chiaroscuro nascono i mostri » : les premières années bancales du fascisme mussolinien


Visant à rassurer l’opinion publique, le nouveau dirigeant italien mène une politique relativement modérée dans un gouvernement de coalition, tout en conduisant un travail de sape et de contournement de l’ordre libéral, en développant des structures fascistes comme la Milizia volontaria per la sicurezza nazionale, souvent appelée les Chemises Noires. En juillet 1923, une refonte totale du mode de scrutin est votée (loi Acerbo), donnant un gros avantage à la liste arrivée en tête. Sans surprise, les élections d’avril 1924 consacrent la victoire absolue du Parti National Fasciste. Seulement, des parlementaires minoritaires font état de protestations concernant les méthodes de vote et dénoncent les violences, les illégalités et les abus commis par les fascistes. Parmi eux, le 30 mai 1924, Giacomo Matteotti prend la parole à la Chambre des députés : « Nous contestons ici la validité de l'élection majoritaire. [...] Dans 90 % des cas, et pour certaines régions dans 100 % des cas, les bureaux de vote étaient entièrement sous le contrôle des fascistes, et le représentant de la liste minoritaire n’a pas eu la possibilité d’être présent pendant le vote. […] Au cours de cette élection, aucun votant n’a été libre parce que tout le monde savait a priori que, même si la majorité des votants avait osé se prononcer contre le gouvernement, le gouvernement avait à sa disposition une force qui aurait annulé tout résultat contraire à ses vues. Cette intention du gouvernement était renforcée par l’existence d’une milice armée. […] Vous voulez nous faire reculer. Nous défendons la libre souveraineté du peuple italien, que nous saluons et dont nous revendiquons la dignité, en exigeant le report des élections. »


À droite debout Mussolini, président du Conseil, fait l'appel des nouveaux députés de la 27e Législature de la Chambre italienne à Rome, L’Illustration, 31 mai 1924.
À droite debout Mussolini, président du Conseil, fait l'appel des nouveaux députés de la 27e Législature de la Chambre italienne à Rome, L’Illustration, 31 mai 1924.

Ce long discours, improvisé lors du vote du rapport de la commission électorale sur la certification des résultats des élections, suscite une haine virulente à son égard. Benito Mussolini lui-même réagit avec colère auprès de ses proches collaborateurs : « Que fait Dumini ? Il se branle ? ». Amerigo Dumini, membre de la Ceka del Viminale, un groupe secret empruntant son nom à la police politique bolchevique, dont le but est d’intimider les opposants politiques et les dissidents, est alors missionné pour une « opération spéciale » visant à « donner une leçon » et à punir le député socialiste. Sa proposition d’invalider l’élection est, sans surprise, largement rejetée. Menacé de toutes parts par une assemblée hostile, déjà ciblé pour ses dénonciations de la corruption du régime mussolinien (entre autres scandales pétroliers), Giacomo Matteotti sait qu’il vient vraisemblablement de signer son arrêt de mort.


L’assassinat de Giacomo Matteotti et ses conséquences


Une dizaine de jours plus tard, le 10 juin, Amerigo Dumini, avec Albino Volpi, Giuseppe Viola, Augusto Malacria et Amleto Poveromo, enlèvent Giacomo Matteotti et le séquestrent violemment. Ce n’est pas la première fois que le député socialiste fait face à des intimidations et enlèvements de la part de milices fascistes, mais celle-ci va lui coûter la vie. Frappé de plusieurs coups, puis poignardé, le député meurt après avoir déclaré : « vous me tuez, moi, mais l’idée qui est en moi, vous ne la tuerez jamais ». Son corps est transporté dans le maquis de Quartarella à 25 kilomètres de Rome. L’annonce de la mort de Matteotti suscite une émotion considérable dans le pays. L’indignation gagne de larges pans de la population, certains alliés du Parti National Fasciste font défection, la popularité du gouvernement s’effondre. La gauche appelle le roi Victor-Emmanuel III à démettre Benito Mussolini de ses fonctions et à convoquer de nouvelles élections. Le roi refuse d’arbitrer la situation et les députés de l’opposition choisissent alors la voie de l’action non-violente en arrêtant de siéger au parlement : c’est ce que l’on nomme la secessione dell'Aventino. Si elle semble coordonnée et résolue, l’action de l’opposition l’éloigne de toute tribune légale afin de changer la donne.


La découverte du corps du député socialiste assassiné Giacomo Matteotti, Bildarchiv Preussischer Kulturbesitz, Histoire par l’Image, 1924.
La découverte du corps du député socialiste assassiné Giacomo Matteotti, Bildarchiv Preussischer Kulturbesitz, Histoire par l’Image, 1924.

Fragilisé par la crise de confiance qui s’abat sur son régime, Benito Mussolini, accusé d’avoir commandité l’assassinat, renverse le rapport de forces qui lui est pourtant défavorable. Le 3 janvier 1925, lors d’un discours percutant, il affirme : « Je déclare ici, en présence de cette Assemblée et en présence de tout le peuple italien, que j'assume, moi seul, la responsabilité politique, morale, historique de ce qui s'est produit. [...] Si le fascisme a été une association de délinquants, je suis le chef de cette association de délinquants ! ». Abandonnant les faux-semblants de la « légalité » des deux premières années de règne, Mussolini embrasse un tournant pleinement autoritaire en prétendant éliminer toutes les menaces d’instabilité du pays. Cela marque le début de la dictature totalitaire, sanctionnée par l’adoption des lois fascistissimes en 1925-1926.


Jugements et mémoires de l’assassinat de Giacomo Matteotti


Toutefois, l’opinion publique reste choquée par l’assassinat de Matteotti et réclame justice. Le chef de la police et commandant de la milice Emilio De Bono est contraint à la démission, puis une procédure judiciaire est ouverte en mars 1926. Cependant, un terme qui revient beaucoup pour qualifier ce procès est celui de « farsa », que l’on peut traduire par simulacre, fictif ou farce. L’acte d’accusation se limitant aux auteurs matériels, il ne s’agit pas de remonter au commanditaire. Trois hommes sont reconnus coupables de l’enlèvement et de l’assassinat à Chieti : Dumini, Volpi et Poveromo. La défense des accusés est assurée par Roberto Farinacci, à l’époque secrétaire national du Parti National Fasciste, et qui est lui aussi poussé à la démission une semaine après le verdict. Les condamnés effectuent une peine courte, d’autant plus avec l’amnistie générale prononcée opportunément quarante-trois jours plus tard. Toutefois, vingt ans plus tard, le procès est à nouveau ouvert après la Seconde Guerre mondiale et l’effondrement du fascisme, malgré la mort de l’accusé Benito Mussolini. Le « procès des fantômes », comme l’écrit le correspondant du Monde à Rome Jean d'Hospital, fait que les seuls trois assassins encore en vie en 1946-1947 sont condamnés à une peine bien plus lourde. Aujourd’hui encore, la responsabilité directe de Benito Mussolini n’est pas certaine.


En juin 1974, pour le cinquantenaire de son assassinat, un monument à la mémoire de Matteotti est édifié à Rome, sur le passage Lungotevere Arnaldo da Brescia. Source : Wikimedia Commons.
En juin 1974, pour le cinquantenaire de son assassinat, un monument à la mémoire de Matteotti est édifié à Rome, sur le passage Lungotevere Arnaldo da Brescia. Source : Wikimedia Commons.

Quoi qu’il en soit, Giacomo Matteotti apparaît comme un « martyr antifasciste », dont la figure a été commémorée en Europe dès les années 1920-1930 par des monuments et expositions. Les brigades Matteotti ont été des formations notables de la Résistance italienne tandis que le socialiste réformiste est devenu un symbole de la démocratie parlementaire assassinée. Après-guerre, le récit mémoriel de la nouvelle République fait de Matteotti l’exemple de la souffrance et du sacrifice des Italiens, victimes d’une dictature oppressive. S’il fait l’objet d’un certain « culte » en Italie et en Europe, on connaît davantage le crime subi par cette « icône vide » que l’action et les engagements de l’homme politique, le socialisme réformiste et le pacifisme, qui sont redécouverts et réinterprétés progressivement à partir des années 1980.


Cérémonie commémorative du centenaire de la mort de Giacomo Matteotti à la Chambre des députés, 30 mai 2024. Photographie : Paolo Giandotti.
Cérémonie commémorative du centenaire de la mort de Giacomo Matteotti à la Chambre des députés, 30 mai 2024. Photographie : Paolo Giandotti.

Cent ans après le dernier discours de Giacomo Matteotti, la cheffe du gouvernement italien Giorgia Meloni, dirigeante du parti d’extrême-droite Fratelli d’Italia, a rendu hommage à un « homme libre et courageux tué par des squadristes fascistes pour ses idées ». Ces paroles résonnent-elles comme la volonté d’en finir avec la nostalgie mussolinienne ou plutôt comme l’écho de l’ultime instrumentalisation de l’antifascisme ?



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