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Photo du rédacteurPierre SUAIRE

Savez-vous qui est le premier député musulman de France ? Le docteur Philippe Grenier, le bey de Pontarlier

Le 20 décembre 1896, lors d’élections législatives partielles dans la circonscription de Pontarlier, un candidat original l’emporte : il s’agit du docteur Philippe Grenier. Son arrivée au Palais Bourbon dans les jours qui suivent ne manque pas de susciter de nombreux commentaires en raison de sa foi musulmane adoptée quelques années plus tôt. Retours sur le parcours de cette personnalité singulière de la IIIe République.


Né dans la sous-préfecture du Doubs en 1865, il y exerce comme médecin depuis 1890. Suite à deux voyages en Algérie auprès de son frère, il découvre à la fois la richesse de la culture islamique et les injustices sociales de l’ordre colonial. Il se convertit à l’islam « par croyance et nullement par fantaisie » et adopte des tenues traditionnelles berbères dans sa vie ordinaire. Après la disparition du député Louis-Dionys Ordinaire, il se présente pour lui succéder. Il mène une campagne marquée par un programme social ambitieux, défendant les nécessiteux. Le « Prophète de Dieu » se qualifie au second tour et grâce au soutien de la Gauche radicale (groupe politique républicain de centre-gauche), il profite d’un concours de circonstances pour ravir le siège de député de Pontarlier. Son élection déchaîne d’une part des remarques anticléricales et d’autre part des sarcasmes marqués de préjugés coloniaux pour le décrédibiliser : on l’accuse de vouloir appliquer la loi du Coran, de défendre la polygamie, de troubler l’ordre public par ses rites religieux ou encore de sortir d’un asile.


À l’Assemblée Nationale, ses « fantaisies vestimentaires » provoquent des remarques acerbes (le président de la Chambre lui notifiant régulièrement que « le carnaval est fini ») mais ses prises de parole sont marquées par le sérieux, bien que ses propositions restent minoritaires. En premier lieu, ses combats concernent l’éradication de la misère et l’importance de l’éducation. Il prône ainsi « l’instruction pour éteindre le feu du fanatisme et de l’intolérance » et se revendique d’un islam progressiste, une politique combinant « le Coran et Jules Ferry » d’après ses termes. Le socialiste Jean Jaurès lui conseille de se faire le représentant des musulmans de France, dont la majorité vit sous le statut de l’indigénat dans les possessions coloniales. Au Parlement, pour alimenter la Défense nationale, il défend ardemment l’idée de la création d’une armée composée des populations coloniales, qui doivent selon lui bénéficier d’une meilleure reconnaissance et d’une protection plus forte de la part de la République française. Pour nourrir ses enquêtes parlementaires sur la situation sociale en Algérie, Philippe Grenier s’y rend à plusieurs reprises, ce qui entraîne des reproches de la part de certains citoyens du Haut-Doubs, considérant que le député délaisse la population de sa circonscription.



La rupture avec les électeurs prend une tournure définitive au moment où Philippe Grenier, « en sa triple qualité de philanthrope, de médecin et de musulman », s’oppose à la consommation d’alcool. Il milite en effet pour une diminution des débits de boissons et défend notamment la taxation élevée des liqueurs, pour préserver la santé mentale et physique des Français. À Pontarlier, capitale mondiale de l’absinthe, cette prise de position hygiéniste rebute l’opinion publique, façonnée par l’influence considérable des producteurs de spiritueux. Refusant de compromettre ses idéaux humanistes et sa foi personnelle au profit des fabricants d’alcool, Philippe Grenier est largement battu au scrutin de mai 1898. Il reprend son activité de médecin à Pontarlier et est connu pour son dévouement et son désintéressement au pays : toujours animé par la quête de faire vivre la justice sociale, il reçoit par exemple les patients démunis gratuitement.


Sous la IIIe République, aucun autre élu de confession musulmane ne fréquente le Palais-Bourbon. De 1944 à 1962, les rares députés musulmans sont suspectés de ne pas pleinement adhérer au pacte républicain, en raison des troubles politiques en Algérie notamment. Intensément calomnié durant son mandat parlementaire, le docteur Philippe Grenier laisse un souvenir bien plus bienveillant dans sa commune natale. De nos jours, deux établissements emblématiques de ses engagements portent son nom à Pontarlier : une mosquée et un collège.


Pour aller plus loin :


- « Docteur Philippe Grenier, le bey de Pontarlier », LCP – Assemblée Nationale, 2004 (un documentaire avec la voix de Jean Rochefort, un must !) ;

- « Philippe Grenier, le député musulman de Pontarlier », Philippe Godard, dans Migrations à Besançon : Histoire et mémoires, 2010 ;

- « Le goût de l'Algérie : La fée verte et le burnous, Philippe Grenier de Blida à Pontarlier », Anaïs Kien et Véronique Samouiloff, La Fabrique de l'histoire, France Culture, 20 mars 2012 ;

- « L'islam en 100 questions », Malek Chebel, Tallandier, 2015 ;

- « L'Islam contre le radicalisme: Manuel de contre-offensive », Abdelali Mamoun, Éditions du Cerf, 2017 ;

- « L'élection de Grenier en 1896, premier député musulman de France », Vincent Cuvilliers, RetroNews (BNF), 4 avril 2018 ;

- « Le premier député musulman de France : précurseur des luttes actuelles ? », Mathilde Bret, Le Club de Mediapart, 26 mai 2021.

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