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Rencontre avec Henry Laurens, historien français et chercheur du monde arabe

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Henry Laurens est un historien français, considéré comme un des principaux chercheurs du monde arabe, il est également professeur au Collège de France. Ces travaux ont des échos particulièrement importants car ils portent sur l’ensemble de la région depuis la seconde moitié du XVIIIème siècle jusqu’à nos jours. Henry Laurens a particulièrement travaillé sur la Question de Palestine avec une collection de cinq volumes.

Comment devient-on un spécialiste du monde oriental ?

C’est toujours la même chose : en mêlant le hasard et la nécessité. Lorsque j’étais en Khâgne au lycée Louis le Grand, il y avait une question d'histoire sur l’Orient musulman et j'ai pu suivre des cours d'arabe aux Lycée. A partir de la maîtrise, il y aurait eu plus de facilités à faire carrière dans le domaine des études arabes plutôt que sur des thèmes classiques comme la Révolution française. J'avais choisi comme sujet l’expédition de Bonaparte. Le hasard et la nécessite ont été tels que j’ai fait mon service national au Moyen Orient. J'ai donc pu voyager dans la région et je ne l’ai jamais quittée.

Que cherchez-vous dans cette région ?

Je fais souvent la comparaison avec le métier d'explorateur. Nous sommes peu nombreux dans un domaine alors qu’il y a des masses de documents historiques. Si l'on est dans l’Histoire de France, compte tenu du nombre de personnes qui y travaillent, on est forcé de faire de la micro-histoire. Cependant, aujourd’hui, par la situation géopolitique sur place, cela devient un métier très compliqué.

 

Y a-t-il des difficultés particulières à être historien du monde oriental ?

Il n’y a pas de difficultés. Il y a des connaissances à avoir. Il y a l’expérience afin de dépasser le dépaysement. Sur le terrain, il y a des risques, et il y en beaucoup plus aujourd’hui que lorsque j’ai commencé. Dans les années 80 en Syrie, il y avait une guerre civile, mais personne ne voulait s’en prendre à un chercheur occidental. Depuis, le chercheur occidental est devenu l’objet de véritables prises d’otages, et la part de risque est la plus importante.

 

Qu’est-ce que l’Orientalisme ?

D’abord, il y a un orientalisme théorique, philologique, avec de grandes œuvres comme la traduction des Mille et Une Nuits par Antoine Galland au début du XVIIIème siècle, qui a influencé la littérature européenne. Il y a aussi un orientalisme pratique, c'est-à-dire le fait d’expliquer aux pouvoirs européens ce qui se passe dans l’actualité orientale. Lors de l’expansion coloniale, il y a eu un orientalisme de gestion des sociétés. Les bureaux arabes de la conquête de l’Algérie ont dû connaître le droit musulman et ce qui a débouché sur la mise en place des sciences coloniales. Tout cela est déjà très établi au début du XXème siècle.

Lors de la Première Guerre mondiale, Louis Massignon est engagé à servir sa patrie, ce qu'il fait en mettant à profit ses compétences linguistiques et intellectuelles. En même temps, en tant que vrai acteur politique, il a des projets pour la région. Jusqu'aux années 1950, tous les orientalistes de sa génération sont dans la même situation. C’est également le cas du grand Robert Montagne, le rival de Massignon. C'est uniquement en prenant en compte le devoir pour la patrie que l'on peut comprendre le sens de leurs démarches.

 

Quel lien y a-t-il entre Napoléon III et l’Islam ? Est-elle efficace ?

Napoléon Ier avait un réel intérêt pour l’Islam mais Napoléon III avait une vision politique. Il était parti de l’idée que ce qui se passait en Afrique du Nord avait des répercussions négatives sur le Proche-Orient. Sa volonté était donc de créer un double royaume arabe : d'une part en Algérie afin d'atténuer la colonisation sur les populations algériennes, et d'autre part en Syrie.

L’expérience du royaume arabe a été un échec car les coloniaux n’en voulaient pas en Algérie.  Avec l’Empire libéral puis parlementaire , Napoléon III n’a plus les moyens d’imposer son autorité. L’opposition, en particulier républicaine soutient les colons contre les indigènes. La IIIe République va livrer les indigènes aux colons. C’est une terrible régression.

Comment la Première Guerre mondiale a-t-elle redessiné le Moyen-Orient ?

La Première Guerre mondiale s’est achevée par l’effondrement de grands empires, dont l’Empire ottoman. Tout ceci a évidemment donné naissance à des chapelets d’Etats en Europe, mais aussi au Proche-Orient, et a conduit à la création de nouvelles entités politiques, qui perdurent de nos jours.

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La carte des Accords Sykes-Picot, avec une zone A d'influence française et une zone B d'influence anglaise

En septembre prochain, nous allons fêter le centenaire du Liban : quel est le rôle des Français dans la construction étatique du Levant ?

A partir de la seconde moitié du XIXème siècle, une relation privilégiée s'est installée entre la France et les Libanais. Tout ceci est lié à l’expansion de la francophonie, qui s’appuie sur les catholiques et les missionnaires. Les français du début du XXème siècle ont appelé cela la France du Levant. Comme en témoigne l’ouvrage de Maurice Barrès, Une enquête aux pays du Levant, la présence des français est importante. La France a été conduite par les événements à constituer un Etat du Grand-Liban, ce qui n’était pas l'idée première. La France étant la puissance mandataire, c’est l’administration française représentée par le général Gouraud qui a créé officiellement la France du Levant.

 

La Seconde guerre mondiale a-t-elle eu des conséquences aussi importantes ?

Non, dans la mesure où il n'y a pas eu de création d’Etat, ni de remaniement. La grande bataille se fait dans le désert occidental, mais pas tellement ailleurs. Cependant, l'arrivée des Américains au Proche-Orient marque un grand changement. Le but des Américains est de ravitailler les Soviétiques en armements, et pour ce faire, ils passent par le corridor persan. Ce corridor persan a été une entreprise prodigieuse, avec des milliers d’avions et de véhicules passés par ce canal, et a démontré la puissance américaine aux habitants du Proche-Orient.

Est-il encore possible de voir la question palestinienne se résoudre ?

Aujourd’hui, je suis pessimiste sur la question de la Palestine. Mais comme on ne peut pas faire disparaître un peuple, l’affaire peut durer encore longtemps. On le voit avec les Arméniens qui, malgré les génocides, sont encore présents. Il n’y a pas de chance que les Palestiniens disparaissent. Il n’y a aucune raison pour que cela s’arrête. Tant qu'il n'y aura pas d'entente, cette situation pourra durer des siècles. L'exemple de l'Irlande illustre bien ce cas de figure.

La spécificité de ce conflit est qu'il est aussi interne à des pays qui vont de pair. C’est une question qui concerne d’abord des politiques intérieures aux USA, en France, en Allemagne ou en Grande-Bretagne. La politique extérieure n’est que l’arbitrage des luttes de politiques internes. En France, on a la plus grande communauté musulmane et juive d’Europe. Le gouvernement français doit donc faire preuve d'une grande prudence dans la gestion de cette situation. L’Allemagne a l’héritage de la Shoah, elle doit gérer ça avec sa propre Histoire.

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Le plan Trump est-il véritablement une résolution de la question ?

Absolument pas, c’est une escroquerie. Il ne repose sur rien. Avec l’effondrement du prix des pétroles, les pétroliers orientaux ne donneront probablement pas les milliards de dollars promis dans la stratégie de Donald Trump. Ce sont des paroles vides de sens.

 

En septembre dernier, Erdogan disait que l’Orient était en meilleur état sous l’Empire Ottoman, peut-on y voir un révisionnisme de la part de la Turquie ?

La Turquie est comme la Pologne. Ce sont des impostures historiques. La Pologne historique s’étendait davantage et n’était composé qu’à 50% de polonais. Il y avait des juifs, des Ukrainiens, des orthodoxes. C’était un pays multiethnique et religieux, alors qu'aujourd’hui c’est uniquement catholique. Ce n’est plus historique. De même, la Turquie est devenue musulmane à 100%, alors que l’Empire Ottoman était multiethnique. La revendication que les deux pays exercent sur leur passé est totalement indue. La Pologne ne peut pas représenter la Pologne historique, et la Turquie ne peut pas représenter l’Empire Ottoman. La Turquie est le produit d’un double nettoyage ethnique : l’expulsion des musulmans de la Grèce et des Balkans d'une part, et le massacre des chrétiens d’Anatolie au début du XXème siècle d'autre part. Cette revendication historique est inacceptable car elle ne prend pas en compte la réalité de l’histoire. Aujourd’hui, nous avons un gros problème pour étudier l’Empire Ottoman de par sa complexité des groupes ethniques, religieux et linguistiques qui le constituaient. Pouvoir traiter de l’ensemble de la question impliquerait des compétence linguistiques, inexistantes à ce jour.

 

Que conseilleriez-vous aujourd’hui à un jeune chercheur (histoire, géographie, géopolitique) qui travaille sur le Moyen-Orient ?

C’est toujours le même problème, vous êtes pris par l’actualité. Les thèses sont généralement liées à la science politique ou à l’histoire immédiate (moins de trente ans), et il n'y a donc pas énormément de travaux sur les périodes antérieures. La question est souvent traitée dans le cadre des relations internationales plutôt que dans le cadre des sociétés du Proche-Orient. Un apprentissage de terrain ainsi qu'un apprentissage linguistique sont nécessaires pour se pencher sur la question du Proche-Orient.

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