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Sarajevo, histoire mouvementée d’une capitale au cœur de l’Europe

12/12/2021

La ville de Sarajevo est connue de tous comme le lieu ayant précipité le déclenchement de la Première Guerre mondiale suite à l’assassinat de l’archiduc d’Autriche François-Ferdinand. Certains peuvent également avoir en mémoire les images du terrible siège de la capitale bosnienne dans les années 1990, qui a duré près de quatre ans dans le cadre du conflit le plus meurtrier en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. À l’occasion des 560 ans de la fondation de la ville par l’Empire ottoman, nous vous proposons une analyse historique de l’importance de cette ville au centre des enjeux européens et mondiaux.

Essor et déclin d’une ville multiculturelle sous domination ottomane

Suite à la prise de Constantinople en 1453, l’Empire ottoman poursuit sa conquête dans les Balkans. Son emprise territoriale dans le sud-est de l’Europe se matérialise par l’organisation de divisions administratives, de provinces et d’États vassaux. Ainsi, le premier gouverneur ottoman du sandjak de Bosnie crée une nouvelle capitale en 1461 ; il établit notamment un palais, le Saraj, donnant son nom à la ville. Les gouverneurs successifs assurent la prospérité de la nouvelle ville de Sarajevo en faisant bâtir tout un ensemble d’édifices consacrant l’importance économique, politique et culturelle de la capitale. Sarajevo acquiert une image de ville moderne et multiconfessionnelle ; en effet, l’islam y est la religion dominante mais la présence des christianismes orthodoxes et catholiques est acceptée par les Ottomans. De même, Sarajevo accueille des ressortissants juifs, originaires d’Europe de l’Est ou bien expulsés par les rois catholiques d’Espagne. Ces communautés occupent une place particulière dans la société et dans l’économie de la ville et sont relativement intégrées et protégées en l’échange d’un paiement d’un impôt spécifique, du fait du statut de dhimmi. Toutefois, il ne faudrait pas idéaliser cette situation ; de nombreux individus optent pour des conversions à l’islam, de manière intéressée ou opportuniste, mais principalement pour échapper à l’enrôlement de force dans les armées d’infanterie, que subissent surtout les jeunes chrétiens. On constate ainsi une certaine coexistence malgré un morcellement ethnique ; la politique ottomane d’accueil de minorités religieuses garantit l’essor de Sarajevo, parfois appelée la « Jérusalem européenne », ce qui en fait la ville la plus peuplée des Balkans jusqu’à la fin du XVIIe siècle.

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Tableau peint par le peintre autrichien, originaire de Prague, Franz Leo Ruben (1842-1920). Baščaršija est un quartier typiquement ottoman de Sarajevo, construit pour l’essentiel au début du XVIe siècle par Gazi Husrev-Bey ; le quartier a été rénové pendant la période austro-hongroise.

Cependant, la ville connut un déclin spectaculaire, explicable en partie par l’histoire militaire de l’Empire ottoman. En effet, celui-ci était régulièrement en conflits avec la puissance montante de l’Europe centrale, l’Empire des Habsbourg. Les guerres austro-turques sont très fréquentes ; en 1697, la victoire des troupes d’Eugène de Savoie sur les Ottomans à la bataille de Zenta ouvre la voie des Impériaux vers la Bosnie. Sarajevo est une ville très riche et pratiquement sans défense, ce dont va profiter Eugène de Savoie en faisant piller et incendier la ville. Les destructions sont innombrables et en conséquence, la ville perd même son statut de capitale des gouverneurs de la Bosnie, entre 1699 et 1850. Malgré une vie culturelle et intellectuelle foisonnante, cet épisode brutal marque durablement la ville. D’autres événements se succédant au XVIIIe siècle, entre épidémies de pestes, incendies et soulèvements politiques, entérinent cet état de crise globale pour la ville de Sarajevo.

Sarajevo, au cœur des tensions nationalistes du XIXe siècle à 1914

L’instabilité se poursuit au XIXe siècle avec l’éveil des nationalismes au cœur des Balkans, notamment les révoltes des Serbes ou des Bulgares. Pour ce qui concerne l’espace de la Bosnie, l’inégalité de traitement entre chrétiens et musulmans conduit à des insurrections, qui dégénèrent en 1877-1878 en guerre entre l’Empire russe et l’Empire ottoman. L’implication de la Russie dans les Balkans s’explique par l’émergence de l’idée de panslavisme, visant à réunir les peuples slaves dans une grande confédération politique. Cette guerre termine en déroute totale pour l’Empire ottoman, contraint de céder une grande partie de son emprise sur les territoires des Balkans lors du congrès de Berlin de 1878. Une disposition importante de ce congrès est l’occupation pour une durée de trente années des vilayets de Bosnie et d’Herzégovine par l’Empire d’Autriche-Hongrie. À l’issue de cet accord, en 1908, ces territoires sont annexés par les Austro-Hongrois, craignant les conséquences de la révolution des Jeunes-Turcs à Istanbul. Cela conduit à d’importantes tensions diplomatiques, en particulier avec le royaume de Serbie, qui souhaitait poursuivre l’idéal de réunification des pays slaves. La Serbie fait appel à d’autres pays européens pour internationaliser le règlement de cette crise bosniaque, un des nœuds de la question d’Orient, c’est-à-dire la lutte entre les grandes puissances pour profiter de la décomposition de l’Empire ottoman. Les contrecoups de cette annexion sont nombreux, ce qui modifie en profondeur l’équilibre des relations internationales dans la région.

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Illustration du magazine français "Le Petit Journal" du 18 octobre 1908 sur la crise bosniaque : la Bulgarie déclare son indépendance et son prince Ferdinand est nommé tsar. L'Autriche-Hongrie, en la personne de l'empereur François-Joseph, annexe la Bosnie-Herzégovine, sous le regard impuissant du sultan ottoman Abdul Hamid II.

Pour résoudre cette crise majeure, le prince héritier d’Autriche-Hongrie François-Ferdinand recommande une approche prudente face aux Serbes, car il défend l’idée d’intégrer un troisième pôle à majorité slave au sein de son Empire, une option politique appelée le trialisme. Dans le même temps, certains conseillers comme Franz Conrad von Hötzendorf pressent pour une démonstration militaire préventive. Néanmoins, le contexte change à partir de 1912 et l’éclatement des guerres balkaniques. Face à la montée en puissance serbe et des idées yougoslaves (un idéal politique réunissant les Slaves du sud), l’archiduc François-Ferdinand se montre partisan d’une solution militaire plus affirmée. Dans ce contexte tendu, la ville de Sarajevo, qui a connu une certaine modernisation sous la domination du puissant gouverneur militaire dirigeant le condominium de Bosnie-Herzégovine pour le compte de la double monarchie, accueille la visite officielle du prince. Ce voyage est considéré comme une provocation à plusieurs titres pour la minorité serbe de Sarajevo, entre autres car il s’agit de la date anniversaire de la bataille de Kosovo Polje (1389) qui établit la domination ottomane sur les Balkans. La ville est en ébullition et dans la foule, se trouve réparti un groupe de sept conspirateurs serbes. Malgré leur impréparation, une succession d’événements impromptus lors de ce 28 juin 1914 à Sarajevo conduit à l’assassinat de l’héritier austro-hongrois. Un mois plus tard, l’Empire déclare une guerre préventive à la Serbie. Les logiques d’intérêts impérialistes et nationalistes prennent le pas sur les négociations diplomatiques et conduisent à la conflagration de la Première Guerre mondiale.

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Tir mortel sur l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche et son épouse le 28 juin 1914, dessin de  Felix Schwormstädt (1870-1938), peintre et célèbre illustrateur allemand. Voir l’analyse complète du dessin : « L’attentat de Sarajevo », Alexandre Sumpf, Histoire par l'image, septembre 2018.
Des constructions yougoslaves aux destructions de la Guerre de Bosnie-Herzégovine

Après la défaite de l’Empire austro-hongrois lors de la Première Guerre mondiale, la Bosnie-Herzégovine intègre le royaume des Serbes, Croates et Slovènes, renommé royaume de Yougoslavie en 1929. Les gouvernements successifs ont à cœur d’unir politiquement ce nouveau pays, fragmenté par des identités nationales, religieuses et linguistiques variées. Le régime autocratique yougoslave vise à mater toute velléité autonomiste. Neutre au début de la Seconde Guerre mondiale, le royaume se trouve pris dans le conflit lorsque le régent Paul rallie Hitler, ce qui provoque des soulèvements dans le pays. Les puissances de l’Axe répriment férocement cette insurrection et le territoire est occupé en partie par l’Allemagne nazie, en partie par l’État indépendant de Croatie. Ce dernier, dirigé par la dictature des Oustachis, conduit une répression impitoyable envers les populations serbes, juives et tziganes de Croatie et de Bosnie-Herzégovine. La population de Sarajevo subit de plein fouet ces persécutions, déportations et exterminations, mais la population, de même que dans le reste de la Yougoslavie, forme des cellules de résistance. Ces mouvements, de différentes obédiences mais principalement nourris de Partisans communistes, parviennent à achever la reconquête de Sarajevo le 4 juin 1945. Le 29 novembre, fort de ses succès militaires et politiques, le Parti communiste proclame la création de la république populaire fédérative de Yougoslavie, sous la direction du maréchal Josip Broz Tito. Sarajevo est la capitale de l’une des six républiques socialistes fédérées et va connaître une nouvelle période fastueuse, couronnée par une forte croissance industrielle et économique. Le régime communiste investit fortement dans la ville et tâche de préserver « la fraternité et l’unité » de la Yougoslavie, au prix d’une politique visant à étouffer les tensions nationales.

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Les tours jumelles «Momo» et «Uzeir», au centre de Sarajevo, pendant les bombardements sur la capitale bosnienne, le 8 juin 1992. Photographie de Georges Gobet pour l’AFP

Une dizaine d’années après la mort du maréchal Tito en 1980, le processus de décomposition de la Yougoslavie est enclenché en raison de tensions politiques ravivées. Paradoxalement, Sarajevo apparaît alors comme emblématique du système yougoslave où les appartenances communautaires sont mises sous le tapis et où la population coexiste dans un but commun de prospérité. À partir du printemps 1992, la ville devient au contraire le symbole des politiques de purification ethnique. Les enjeux démographiques deviennent prééminents lors du référendum sur l’indépendance du 29 février 1992 : la Bosnie-Herzégovine se prononce à 99,7 % des suffrages exprimés en faveur de celle-ci, mais il faut relever que la grande majorité des Serbes de Bosnie (représentant 32 % de la population), conscients de leur minorité démographique, avaient boycotté le scrutin et souhaitaient rester dans la fédération yougoslave. Rejetant ces résultats, des milices serbes encerclent Sarajevo et entament des opérations militaires à partir du 5 avril. Le lendemain, la Communauté Européenne et les États-Unis d’Amérique reconnaissent le nouvel État bosnien indépendant, mais tardent à agir pour empêcher le blocus complet de la ville de Sarajevo, subissant à la fois les tirs continus des snipers postés dans les collines environnantes ainsi que les bombardements quotidiens. Le siège prive la ville de toute ressource (eau, électricité, chauffage, médicaments) et de tout ravitaillement, jusqu’à l’établissement d’un pont aérien sous l’égide des Nations Unies au mois de juin 1992. À la fin du mois, la visite spectaculaire du président français François Mitterrand à Sarajevo laissait entrevoir des espoirs de résolution rapide du siège, mais celui-ci a été le plus long de l’histoire contemporaine de l’Europe, durant jusqu’au mois de février 1996. Pendant ces 1 425 jours de siège, près de 12 000 habitants de Sarajevo trouvent la mort.

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Surnommée « Survival map », cette carte dessinée a été publiée en 1996, à la fin du siège de la ville de Sarajevo. Elle révèle l’état d’occupation et le sentiment d’encerclement militaire des Sarajéviens.
Conclusion

L’héritage du siège de Sarajevo, au-delà de sa retransmission en temps quasi réel par une forte médiatisation, est multiple. Malgré les jugements prononcés par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, le sentiment d’impuissance de la communauté internationale et en particulier de l’Europe a beaucoup pesé dans les mémoires collectives ; ainsi, l’illusion d’un ordre global garantissant la paix et la prospérité communes dans le monde de l’après Guerre Froide a fait long feu. De plus, l’effondrement du multiconfessionnalisme sarajévien et les recompositions ethnolinguistiques forcées s’observent non seulement par les pertes humaines, mais aussi par les déplacements massifs de populations : le « nettoyage ethnique » n’est pas la conséquence de la guerre mais bien le but recherché par les nationalistes. Ainsi, pour désigner la destruction d’une ville en tant que lieu d’entente de communautés différentes, on a parfois évoqué le néologisme « urbicide », s’appliquant pleinement au Sarajevo des années 1990. De nos jours, l’histoire tragique des divisions communautaires semble se répéter pour le fragile État bosnien, menacé de scission par les tensions nationalistes. Il convient d’espérer que le mariage de raison territorial de la Bosnie-Herzégovine cultive les germes d’une cohabitation apaisée et ne dégénère pas en rupture violente.

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« Frontières des Balkans, de 1991 à 2019 », par Cécile Marin, Le Monde Diplomatique, août 2019. Sur ces cartes, le « nettoyage ethnique » opéré en Bosnie-Herzégovine est particulièrement visible à une trentaine d’années d’intervalles. De nos jours, la Bosnie-Herzégovine reste une construction étatique précaire, chapeautée par un Haut représentant international et regroupant deux entités territoriales autonomes : d’une part la Fédération croato-musulmane de Bosnie-et-Herzégovine et d’autre part la Republika Srpska, séparées par une « frontière intérieure » virtuelle mais aux conséquences bien réelles. Par ailleurs, le corridor de Brčko bénéficie d’un statut administratif particulier. Précisons une nuance avec les termes du commentateur de football Thierry Roland : « les Bosniens, ce sont tous les natifs [et ressortissants] du pays de la Bosnie ; les Bosniaques, ce sont les musulmans ».

Pierre SUAIRE

Bibliographie

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