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« Pour moi l’Histoire industrielle, c’est de l’Histoire intime » : Rencontre avec l'écrivain Nicolas Mathieu

09/04/2020
Introduction

Qu’est-ce que l’Histoire pour vous ?

Ah … Déjà c’est un amour d’enfance. J’aime ça depuis tout petit. J’ai eu une scolarité compliquée mais j’ai toujours aimé l’Histoire, et cela m’a conduit à faire une licence d’Histoire contemporaine à Nancy. Il y a une passion pour l’inconnu, pour ce qu’on ne connaît pas, pour l’évasion. Cela devient un outil de compréhension du monde, un peu comme la littérature.

Qu’est-ce que l’Histoire industrielle ?

Je ne connais pas si bien que ça l'Histoire industrielle, mais elle m'a frappé. J’ai grandi dans les Vosges, région touchée par la désindustrialisation. J’ai grandi avec la présence de ce qu’a été l’industrie. Plus tard, je me suis retrouvé à suivre des fermetures d’usines, des plans sociaux, etc. Cela a réactivé ce passé là. Pour moi, l’Histoire industrielle, c’est de l’Histoire intime.

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Pourquoi racontez-vous une fiction qui se déroule en Moselle et non pas dans les Vosges ? 

Pour une raison simple, le textile n’est pas parlant visuellement alors que les haut-fourneaux produisent un décor qui parlent d’eux-mêmes. La question du paysage est importante dans le roman. En décrivant ce lien, il y a la moitié de l’Histoire qui était racontée. La mythologie ouvrière était plus intéressante avec les hommes du fer.

Un auteur, un enquêteur

Où se déroule l’action ? Pourquoi cette région particulière ? Pourquoi l’avoir inventée ?

L’action se situe dans une vallée fictive, mais parfaitement situable. C’est un procédé littéraire. On a envie que les gens s'identifient au lieu. Mais je voulais avoir la liberté d'employer le romanesque. Ainsi, je ne voulais pas être attaché à l’Histoire d’un lieu. Le lieu est nulle part, mais il peut être partout : en Allemagne de l’Ouest, en Angleterre, n’importe où.

Est-ce que vous vous rendez sur place afin de prendre des notes sur la région ? Est-ce que vous avez fréquenté ces lieux décrits dans le livre comme les bars, les magasins, les HLM, etc ?

Absolument, c’est un lieu qui est recomposé. Il y a beaucoup de la Vallée de la Fensch, mais aussi d’Epinal. J'ai passé du temps dans la Vallée pour écouter les gens, pour voir les lieux. En tout j'y suis allé 4 ou 5 fois.

Est-ce que vous vous êtes rendu dans une usine comme à Florange, Neuves-Maisons ou Pont-à-Mousson pour vous imprégner de l’univers industriel ?

Non, je me suis renseigné par les films et par le livre L’Etabli de Robert Linhart, que je conseille.

Lorsque vous écrivez, adoptez-vous une démarche scientifique ? Utilisez-vous des articles ou ouvrages traitant de la question ?

Je ne suis pas dans une démarche scientifique mais j’essaye de ne pas raconter n’importe quoi. Je ne prétends pas à une science, mais mon enquête sert surtout d’amorce à l’écriture. Je peux dire quelque chose qui n’est pas vrai, cela ne me dérange pas.

En Histoire, on parle de « sources orales », ce sont des témoignages, des souvenirs, des dialogues que nous pouvons avoir avec les acteurs ou témoins d’un événement. Utilisez-vous aussi des sources orales ? Des entretiens avec d’anciens sidérurgistes ou syndiqués ?

Non, je n’ai pas mené d’entretiens, mais j’ai regardé des films et beaucoup de documentaires. Je m’en suis servi. Pour le personnage d’Hacine, j’ai lu des livres sur les enfants de l’immigration. C’est plus pour nourrir la démarche fictionnelle, mais cela peut se recouper. Il y a une ambition de justesse.

Votre écriture, un travail d’historien ?
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A travers votre ouvrage, on ressent le poids de l’Histoire industrielle dans ces villes : le haut-fourneau au milieu, l’Eglise construite par la famille Wendel, … Peut-on dire qu’aujourd’hui la mémoire industrielle est partout dans ces villes et que, globalement, elle ne bouge pas ?

Non je n’ai pas voulu montrer qu’elle ne bougeait pas, et même, dans certains endroits, elle disparaît. Mais j’ai essayé de me demander comment elle peut peser sur les générations. Je pars des personnages : comment des gamins héritent d’un passé dans lequel ils n’ont aucune responsabilité. Cette mémoire-là concerne un monde du travail qui a disparu. Comment font-ils avec ce passé ?

Cette mémoire et ces « vestiges » peuvent-ils être considérés comme étant du patrimoine lorrain ? Quelle place aujourd’hui pour ces espaces ?

C’est non seulement du patrimoine, et cela a même une valeur esthétique. Je trouve cela très beau, il y a une beauté qui s'en dégage.

Selon-vous pour quelles raisons ce passé industriel ne passe-t-il pas ? Quels sont les obstacles qui empêchent la construction d’une mémoire collective apaisée de la Lorraine sidérurgique ?

Ce sont des questions d’historiens et donc je vais peut-être dire des bêtises … Elle s’est construite sur de grandes blessures : les affrontements sociaux, le passé physique, et puis cela se termine par une déchirure pour les populations car ils ont perdu ce qu’ils avaient. Les vétérans sont encore blessés et ont transmis cette souffrance. Cela laisse des marques.

Est-ce que votre livre peut être ajouté aux multiples initiatives « patrimoniales » et « mémorielles » concernant l’histoire industrielle lorraine dans le but de mieux comprendre ce passé industriel, ce qui s’est passé durant cette désindustrialisation, et ses effets sur les lorrains ?

Ce qui me dérange c’est cette institutionnalisation, dans laquelle le roman se perd … Je serais heureux que des historiens utilisent mon livre, mais ce n’est pas mon but, et je ne veux pas que le livre soit confiné à cet unique usage. Pour moi, quand une institution s’empare d’un objet, il le tue.

Est-ce que votre histoire est plus sensible quand le lecteur est lorrain ?

Oui, oui, je pense. De la même manière, les gens de 40 ans sont plus sensibles et ont l’impression que le livre s’adresse à eux. Mais dans d’autres pays d’Europe, il y a des gens qui m’ont dit que c’était leur Histoire. Cela marche aussi ailleurs.

La géographie dans votre œuvre

 Selon vous, ces territoires sont-ils condamnés ? Comment pourraient-ils redémarrer?

Non, ils ne sont pas condamnés. Il y a des éclipses. On voit comme un territoire peut se régénérer même s’il n’y a plus de travail sur place. L’Histoire est longue, et on ne sait pas ce qui peut se passer. Ce qui est fini, c’est le monde industriel comme on l’a connu, et il y a forcément des dégâts collatéraux. 

La situation dans la région a-t-elle évolué depuis 1998 (date de la fin du livre) ? Pourquoi vous êtes-vous arrêté à cette année-là ?

Je n’ai pas une démarche historique donc la séquence que je décris n’est pas en fonction de bornes significatives. C’est surtout de l’histoire affective : j’ai connu Nirvana ou la Coupe du Monde. Cette époque concerne donc ma propre adolescence. C’est un récit d’apprentissage sur moi. Vous savez, quand on écrit un roman, il faut partir vraiment des personnages et construire des personnages entre eux. Ecrire un roman, c’est dire des choses sur le monde, et éviter le roman à thèse.

Comment expliquer que Heillange paraisse à la fois au centre de l’Europe (proche de Metz, du Luxembourg et de l’Allemagne) et particulièrement isolé du monde ?

Je pense que selon la classe sociale à laquelle on appartient, on a plus ou moins accès à un en-dehors. Heillange symbolise une cuvette avec au milieu le lac, qui est très noir. Personnellement j’y vois un siphon. Je crois très fort à l’inertie et à la force gravitationnelle. Ainsi, selon moi, ces jeunes ne meurent jamais loin de là où ils sont nés.

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Heillange rappelle la ville de Hayange et ses hauts-fournaux

La sociologie des personnages

Assimilez-vous votre style au réalisme de la fin du XIXème siècle ? Votre livre est-il la suite et fin de Germinal ?

Je ne m’inscris pas en faux par rapport à cette tradition, mais les livres qui m’ont marqué ce sont plus spécifiquement les romans américains (les romans noirs, la littérature du Sud, …) avec des destins particuliers. J’essaye de fixer des modes de vie. J’ai beaucoup moins lu Zola que d’autres auteurs américains. En revanche, je me rattache au roman du réel : Pérec, Flaubert, Annie Ernaux.

Comment écrivez-vous les personnages ?

Cela part de pas grand chose, d'une petite amorce, de gens que je connais dans la vie, et c’est en déployant l’histoire que leur personnalité va s’étoffer. Une fois que j’arrive au bout, je dois enlever des parties. Ce travail est important pour moi, j’écris pour savoir ce que je pense. Cet exercice n’est pas une manière de fixer ce qu’on pense mais plutôt de se découvrir. 

Pourquoi multiplier les précisions ? Sur la moto, le sexe, les relations entre les personnages, les différentes transgressions ?

Il y a une tradition du petit fait vrai qui donne une impression de réel. Dans le roman noir, quand quelqu’un fume une cigarette, on connaît la marque de la cigarette. Tous les petits faits vrais donnent une densité au récit et le fait ressembler à la vie. En France, on a une tradition blanche et presque désincarnée. Moi au contraire, j’ai envie de faire rentrer tout ce qui est dedans. On retrouve beaucoup cela chez Pérec ou Bourdieu. Les détails parlent pour les gens. On donne à penser au lieu de penser soi-même. Pourquoi détailler les scènes de sexe ou d’autres passages ? La littérature a pour but de fixer des perceptions, de partager des émotions, des sensations.

Avez-vous eu également l’envie de quitter votre ville natale, comme les trois jeunes, quand vous êtes devenu jeune adulte ?

De toute mes forces ! Je m’ennuyais beaucoup car je trouvais les gens « cons », les horizons restreints. Bien que la ville ait évolué, quand je reviens à Epinal, alors que j’ai détesté cette ville de toutes mes forces, je me sens chez moi. Je n’y peux rien. Ce n’est absolument pas du régionalisme, c’est un constat : le corps parle pour nous.

 

Je souhaite vous poser une question qui m’a touché personnellement : pourquoi Anthony ne finit-il pas avec Stéphanie ?

Ils ne sont pas du même monde et donc ce n’est pas possible. Des mariages entre classes, il n’y en a que 4%. Je devais garder la réalité des personnages. Les personnages vous résistent parfois, ou pas du tout. Mais quand ils sont assez denses, on n’en fait pas ce qu’on veut. L’objectif est de produire des affects. Parfois, on se pose des questions morales : est-ce que j’ai le droit de faire ça ?

Conclusion

Pensez-vous qu’un professeur d’Histoire-géographie peut utiliser votre ouvrage en classe ? Si oui, comment ?

Oui, je pense qu’on pourrait s’en servir afin de montrer ce qu'était une ville industrielle, et, plus tard, sur l’Histoire des mentalités. Il y a des choses des années 1990 que j’ai essayé de représenter.

Après vos deux ouvrages, pensez-vous continuer dans la chronologie de la désindustrialisation ?

Non, pas du tout ! Je ne crois pas qu’il y aura vraiment d’industrie dans le troisième. Mais je souhaite continuer à travailler sur les mêmes questions de classes, de la province, du travail, comment les gens bossent. Les petits boulots du père d’Anthony quand il remplit les distributeurs, cela m’intéresse autant que l’industrie.

Pensez-vous que votre ouvrage pourrait-il à nouveau être adapté en film, série ?

Il doit l’être normalement, il a été vendu à une société de production, on discute sur le format. La construction du roman est très proche d’une série. Chaque épisode fonctionne avec des enjeux propres. On s’arrête souvent à la fin d’un chapitre sur un point suspendu. 

 

J’en profite pour conclure : on n’a pas parlé du passage du temps, or, pour moi, c’est un attachement à la science historique. Je voulais qu’on sente le temps qui passe. D’où les ellipses, ce qui n’est pas donné, les informations que le lecteur manque. Je souhaitais aussi représenter une mélancolie qui témoigne du temps qui passe.

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