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Un autre 1934 : la République d’Autriche face aux périls d’extrême-droite

Parmi les régimes autoritaires de l’entre-deux-guerres en Europe, on mentionne rarement le cas de l’Autriche. Vaincu lors de la Première Guerre mondiale, ce pays d’Europe centrale marqué par l’instabilité et la violence politique voit émerger un mouvement dit austrofasciste, autant opposé au socialisme qu’au nazisme. En février 1934, la répression des partisans socialistes fait basculer l’Autriche dans un régime dictatorial. En juillet de la même année, une tentative de coup d'État menée par des nazis autrichiens est mise en échec par les forces fidèles au gouvernement. Cet épisode entache durablement les relations entre les nazis et l’Autriche, jusqu’à l’annexion du pays par le Troisième Reich en mars 1938.


La République d’Autriche : une période de violents conflits politiques (1919-1932)


La Première République d’Autriche naît en octobre 1919 à l’issue de la Grande Guerre, des grandes grèves de 1918 et du démantèlement de l’Empire austro-hongrois. Pendant quinze ans, il s’agit d’une république fédérale parlementaire, dominée par les catholiques-conservateurs du Christlichsoziale Partei, qui sont contestés par le parti social-démocrate (Sozialdemokratische Arbeiterpartei Deutschösterreichs) et par les mouvements libertaires et communistes. Le pays est divisé entre campagnes et petites villes plutôt traditionalistes et des populations urbaines plus réformistes et révolutionnaires. La capitale est surnommée “Vienne la rouge” en raison de ses programmes sociaux ambitieux, du dynamisme des courants idéologiques dits austromarxistes et de la vitalité de la culture ouvrière (Arbeiterbildung), mais également en comparaison du reste du pays, beaucoup plus marqué par le conservatisme et le cléricalisme.


Toutefois, il ne faudrait pas se figurer une période idéalisée d’un régime parlementaire apaisé ; la situation économique profondément dégradée se double d’une radicalisation de la violence politique. Les deux formations dominantes font appel à des groupes d’autodéfense (parmi lesquels la Ligue de protection républicaine ou Schutzbund côté social-démocrate, et le Heimwehr, milice conservatrice), ce qui conduit à des affrontements réguliers et à une montée des tensions. Ainsi, en juillet 1927, l’acquittement de trois membres de milices de droite ayant provoqué la mort de deux personnes à Schattendorf conduit à une révolte populaire, débouchant sur l’incendie du palais de justice de Vienne, ce dernier entraînant un usage disproportionné des forces de police face aux manifestants, amenant à un bilan de 89 morts. Cet engrenage infernal acte la rupture entre le CS et le SDAP.


L’incendie du palais de justice de Vienne, ÖNB / Martin Gerlach, juillet 1927.

La Grande Dépression bouleverse les fragiles équilibres économiques et industriels de l’Autriche, marquée par une inflation non maîtrisée et un chômage élevé. À partir de 1930, les crispations s’accentuent en raison du projet avorté d’une union douanière entre l’Autriche et l’Allemagne, refus motivé de la part de la France - et aussi de la Tchécoslovaquie et de l’Italie - par le risque d’une unification austro-allemande proscrite par le traité de Versailles. Le gouvernement de Pierre Laval, en exigeant le remboursement de crédits aux banques françaises, provoque un effondrement de la monnaie ainsi que la faillite de la principale banque d’Autriche. En septembre 1931, des milices de Styrie sont mobilisées par un chef paramilitaire en vue de porter au pouvoir un État autoritaire, mais le putsch de Walter Pfrimer échoue. Face à cette instabilité monétaire et institutionnelle, la coalition conservatrice au pouvoir est fragilisée.


Engelbert Dollfuss au pouvoir : la bascule dans l’autoritarisme (1932-1934)


Camion avec l’inscription : “500 000 chômeurs, 400 000 juifs - La solution est simple ! Votez national-socialiste”, Vienne, ÖNB, 1932.

Les élections locales d’avril 1932 témoignent d’une poussée du Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei Österreichs-Hitlerbewegung, c’est-à-dire le Parti national-socialiste des travailleurs allemands d'Autriche-Mouvement hitlérien, jusqu’alors une faction électoralement négligeable. Sous fond de tensions nationales, cette force prône une réunion avec l’Allemagne et va pousser pour un règlement antidémocratique de la situation politique. Ce n’est pas la seule formation à tendre vers l’extrême-droite ; le Heimatblock, formation antiparlementaire issue du groupuscule paramilitaire du Heimwehr, penche davantage vers l’Italie fasciste de Benito Mussolini, qui le soutient financièrement. Cet état de fait a d’importantes conséquences à partir du printemps 1932. En effet, depuis les élections législatives de 1930, le Conseil national - équivalent de l’Assemblée nationale française - est dans une situation de blocage institutionnel. Avec une très forte participation, le parti social-démocrate est arrivé en tête mais n’obtient pas la majorité absolue des sièges. Les chrétiens-sociaux choisissent de s’allier avec le Heimatblock, ce qui leur confère une avance d’un siège. La chambre basse du pouvoir législatif fait toutefois face à une grande difficulté pour légiférer. Pour tenter de gouverner avec une majorité plus affirmée, en mai 1932, le président Wilhelm Miklas fait appel à Engelbert Dollfuss pour assumer la fonction de chancelier, c’est-à-dire de chef du gouvernement fédéral.


Le nouveau chancelier autrichien Engelbert Dollfuss et le président de la République Wilhelm Miklas, Mondial-Photo-Presse, Bibliothèque Nationale de France, 1932.

Dans les premiers mois de son mandat, le chancelier Dollfuss vise à rétablir l’ordre économique et politique, en stabilisant la monnaie et en promouvant un État moins démocratique, basé sur le paternalisme chrétien, inspiré de son prédécesseur, Monseigneur Ignaz Seipel. En janvier 1933, un scandale de trafic d’armes en provenance d’Italie met à mal la crédibilité de la coalition de Dollfuss. En effet, la violation des traités d’après-guerre et le risque d’une dégradation des relations internationales font craindre un nouvel embrasement en Europe centrale entre les pays impliqués. À la fin du mois, la nomination d’Adolf Hitler comme chancelier allemand représente un événement décisif mais indirect pour l’histoire autrichienne. Pour l’heure, Engelbert Dollfuss interdit le Schutzbund, le groupe paramilitaire social-démocrate, avant de provoquer un coup antiparlementaire. Le 4 mars, pour un projet de loi particulièrement tendu au Conseil national, chacun des présidents du Parlement démissionne de son poste afin de pouvoir voter. Le chancelier interprète cela comme une incapacité de fonctionner du Parlement, qu’il considère comme auto-éliminé ou dissous et qu’il empêche dès lors de se réunir.


Le gouvernement, agissant par décrets, prend une série de mesures restreignant les libertés civiles et politiques. Ainsi, en quelques mois, les droits de grève et de réunion sont supprimés, tandis que le Kommunistische Partei Deutsch-Österreichs (Parti communiste d’Autriche allemande) puis le NSDAP-Hitlerbewegung sont dissous. En mai 1933, Engelbert Dollfuss fonde le Vaterländische Front (Front patriotique), aspirant à devenir le parti unique de tous les Autrichiens fidèles au régime. Face à ces poussées autoritaires, les nazis autrichiens perpètrent régulièrement des attentats, alors que les sociaux-démocrates appellent leurs militants à la patience et à des actions pacifiques, espérant rallier Dollfuss à la lutte contre la menace nazie. En vain, puisque Dollfuss déclenche une véritable insurrection en février 1934 à la suite d'actions dirigées contre les sociaux-démocrates. Le gouvernement ordonne des perquisitions pour retrouver des armes du Schutzbund chez les militants socialistes et apparentés. Les brutaux affrontements avec les forces de police, conduisant à des milliers de victimes, marquent la fin du multipartisme formel de l’austrofascisme, avec l’interdiction du Parti social-démocrate, puis l’arrestation, l’exil ou l’exécution de ses principaux dirigeants.


Barricade du Schutzbund dans le quartier d'Ottakring à proximité de la bibliothèque des travailleurs, Vienne, Ilustrowany Kuryer Codzienny, février 1934.

Austrofascistes contre nazis : vers l’Anschluss (1934-1938)


Ce coup de force isole Engelbert Dollfuss sur la scène internationale, qui bénéficie uniquement du soutien de Benito Mussolini. Le chancelier tente de reprendre la main sur les institutions nationales en mettant en place une nouvelle constitution, dans laquelle l’État fédéral autrichien (Ständestaat) devient autocratique, corporatiste et catholique, par opposition à l’Allemagne, majoritairement protestante. Les nazis autrichiens, connaissant des internements et une répression politique accrue, mettent au point une tentative de putsch pour dominer les institutions médiatiques et politiques afin de renverser le régime. Le 25 juillet 1934, des groupes comploteurs parviennent à prendre le siège du gouvernement à Vienne et à assassiner le chancelier Engelbert Dollfuss - désormais perçu comme un ardent combattant du nazisme. La rébellion pro-nazie s’étend au reste du pays mais est rapidement matée par les forces gouvernementales. Après quatre jours d’affrontements, les nazis autrichiens perdent de nombreux membres, morts aux combats, exilés en Allemagne et en Yougoslavie, ou jugés par les tribunaux spéciaux et enfermés dans des camps d’internement politique.



L’échec du coup d’État constitue un sévère revers pour Adolf Hitler, qui nie toute implication allemande dans le projet, tandis que les armées italiennes sont avancées à la frontière. Benito Mussolini cherche à obtenir l’appui de la France et du Royaume-Uni afin de garantir l’indépendance autrichienne ; les trois pays concluent des protocoles en ce sens en janvier et février 1935. Sur le plan national, la politique autoritaire du régime se poursuit avec Kurt Schuschnigg et Ernst Rüdiger Starhemberg, défendant tous deux l’indépendance du pays, mais divergeant sur l’approche à adopter vis-à-vis des nazis, autrichiens comme allemands. Ainsi, en juillet 1936, pour remédier aux problèmes financiers du pays, Schuschnigg défend un rapprochement économique - dit Juliabkommen - avec Hitler ; en échange d’une levée de sanctions, l’Autriche s’engage à amnistier les détenus nationaux-socialistes et à en accepter deux dirigeants au gouvernement. À partir de l’automne, le rapprochement entre l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie se fait de plus en plus patent. Le 1er novembre, la proclamation de l’Axe entre Rome et Berlin achève d’isoler l’Autriche sur le plan international.


Conscient de sa mauvaise posture, le chancelier Kurt Schuschnigg recherche d'improbables appuis en interne. En effet, le parti unique, le Vaterländische Front, est de plus en plus noyauté par des nazis. Après avoir abrogé la loi de Habsbourg, qui concerne la confiscation et le bannissement de l’ancienne famille régnante, il négocie en 1937 un recouvrement des propriétés auprès de l’héritier Otto de Habsbourg-Lorraine, ainsi qu’une éventuelle restauration monarchique. Suscitant la colère de l’Allemagne et de l’Italie, ce projet demeure lettre morte. Schuschnigg tente un ultime rapprochement avec les sociaux-démocrates restants, ce qui provoque sa convocation par Hitler à Berchtesgaden le 12 février 1938. Le Führer force le dirigeant autrichien à céder les ministères régaliens à des nazis, à reconnaître le NSDAP et à libérer tous les prisonniers nazis. Il le menace de faire entrer ses troupes dans son pays. Schuschnigg est contraint d’accepter ces conditions mais affirme quelques jours plus tard dans une allocution radiodiffusée que l’Autriche ne renoncera jamais à sa souveraineté. De plus en plus précaire, celle-ci subit les violentes réactions des nazis autrichiens qui occupent l’espace public de plus en plus ostensiblement. Le chancelier Schuschnigg annonce la convocation d’un plébiscite sur l’indépendance du pays le 9 mars. Deux jours après, Hitler exige sa démission ; il capitule et est alors remplacé par Arthur Seyß-Inquart, qui annule le plébiscite et organise l’entrée des troupes de la Wehrmacht en Autriche. L’Anschluss, le rattachement de l’Autriche par l’Allemagne nazie, est effectif le 13 mars, avec la liquidation des dernières institutions austrofascistes.



La bascule de l’Autriche dans la dictature est une histoire de continuités plus que de ruptures. L’adoption de mesures restrictives des libertés publiques dès le mois de janvier 1934 est un jalon de la guerre civile qui couve, de même que la féroce répression des sociaux-démocrates puis l’exacerbation des violences politiques par les nazis autrichiens. Le passage de l’État fédéral autrichien au nazisme est moins une césure et est davantage assimilable à une pente exponentielle vers la chute du régime et la fin de l’indépendance. Cependant, il convient de comprendre que le nazisme n’est pas un phénomène exogène pour l’Autriche ; l’événement de l’Anschluss a été bien accueilli par les populations, qui y voyaient une opportunité de résoudre les difficultés nationales, mais aussi un moyen d’éviter de nouvelles effusions de sang, en interne comme à l’international. Pourtant, sept ans après le rattachement, le bilan humain de la période est effroyable : des centaines de milliers de personnes ont été les victimes directes et indirectes de la brutalité du régime nazi en Autriche.


Pour aller plus loin :


ANCERY Pierre, « Mars 1938 : l'Anschluss épouvante la France », RetroNews, mars 2021.


BAUER Kurt, Hitlers zweiter Putsch. Dollfuß, die Nazis und der 25. Juli 1934, Residenz Verlag, St. Pölten 2014.


DE LAUZUN Hélène, Histoire de l'Autriche, Paris, Perrin, « Hors collection », 2021.


DUCANGE Jean-Numa, La République ensanglantée. Berlin, Vienne : aux sources du nazisme, Paris, Armand Colin, « Mnémosya », 2022.


JANKOWSKI Paul, Tous contre tous - L’hiver 1933 et les origines de la Seconde Guerre mondiale, Passés composés, 2022.


LAZARSFELD Paul, JAHODA Marie et ZEISEL Hans (préf. Pierre Bourdieu), Les Chômeurs de MarienthalDie Arbeitslosen von Marienthal »], éditions de Minuit, coll. « Documents », 1981.


NECEK Barbara, Le nazisme, une aventure autrichienne, Arte - Les coulisses de l'histoire, 2022.



SCHIRMANN Sylvain, Les Europes en crises, Crise, coopération économique et financière entre États européens, 1929-1933, Institut de la gestion publique et du développement économique, 2000.


WILNO Henri, « Février 1934 : la fin de Vienne la Rouge », Contretemps, 2017.


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