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L’Affaire Moro, ou l’abandon d’un homme d’État

01/04/2020
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Le 16 mars 1978, les Brigades Rouges enlèvent Aldo Moro. S’en suit une séquestration de trois mois constellée de batailles médiatiques, d’un débat moral et éthique, et puis, fatalement, de la mort d’Aldo Moro le 9 mai 1978. Trois lignes pour résumer brièvement ce qui constitue le « point culminant et l’abjection suprême »[1] des années de plomb en Italie.

 

« Mon sang retombera sur le Parti, sur le Pays.»

 

Les années de plomb en Italie, ou, pour Erri de Luca[2], les années de cuivre, s'étendent environ de la fin des années 1960 au début des années 1980. Même si des violences de rue, des luttes armées et actes de terrorisme sont la tonalité générale de la scène internationale au cours de cette période, de nombreux facteurs rendent la situation italienne particulière par la durée et l’intensité de ces troubles.

L’aube des années de plomb italiennes

La révolte des années de plomb en Italie naît dès 1966-67, avec les groupes étudiants d’extrême gauche de Louvain, Trente ou Milan, qui se révoltent contre une réforme de l’université visant notamment à augmenter la sélection. Les étudiants vont ainsi au fur et à mesure ajouter à leurs revendications l’injustice de l’impérialisme américain contre le Tiers-monde, dont le Vietnam. En plus d’une forme « d’internationalisation de leur lutte », les étudiants vont être rejoints pas les ouvriers italiens. En effet, dès 1969 (lors de l’automne chaud), de grandes masses d’ouvriers entrent en grève, ce qui fait acte de réveil des syndicats. « Lors des grèves ouvrières, des organismes inédits se créent où se mêlent étudiants et ouvriers : Lega degli studenti et degli operai de Gênes en février 1968, Avanguardia Operaia née en 1967 de la rencontre de militants de la IVe Internationale et ouvriers de Sit-Siemens et Pirelli, Potere Operaio et Lotta Continua. »[3] 

Si les relations entre les syndicats et l’extrême gauche italienne sont bonnes jusqu’en 1972, une scission apparaît alors entre ceux qui rejoindront le Parti Communiste Italien (PCI) et ceux qui s’engageront dans la lutte armée.

Les Brigades Rouges
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Ainsi les Brigades Rouges (Brigate Rosse en italien, BR) sont créées en 1970. BR désigne une organisation terroriste d’extrême gauche, de revendication plus ou moins marxiste, qui use de la violence comme « accoucheuse de l’Histoire », et adopte de fait une stratégie offensive d’insurrection pour mener la lutte contre la bourgeoisie italienne et l’antifascisme. Si, à leurs débuts, l’action des BR est plutôt semblable aux autres groupuscules terroristes comme Gruppi di azione partigiana (GAP), l’année 1974 ancre un tournant décisif dans leur stratégie. Ils commencent en effet à séquestrer les magistrats, comme le juge Sossi du 18 avril au 23 mai 1974, ou bien, plus tragiquement, le juge Fransesco Coco assassiné le 8 juin 1976.

Mais aujourd’hui c’est la séquestration d’Aldo Moro qui va solliciter notre attention. Né le 23 novembre 1916, Aldo Moro fût professeur de droit pénal, député dès 1946 et jusqu’à la fin de sa vie, participa à la rédaction de la nouvelle Constitution en 1947, occupa la direction de ministères (Éducation, Affaires étrangères, Justice) entre 1948 et 1976, fût élu Président du Conseil des Ministres italien de 1963 à 1968 et de 1974 à 1976, puis Président de son parti politique, la Démocratie Chrétienne[4], de 1976 jusqu’à sa mort en 1978. En bref, Aldo Moro incarne à lui seul l’idée même du « grand homme d’État ».[5]

 

Mais quel est alors l’élément déclencheur de l’enlèvement d’Aldo Moro par les Brigades Rouges ?

Le « prélèvement » d’Aldo Moro

            La préparation de l’enlèvement d’Aldo Moro prit cinq mois aux Brigades Rouges, le temps de noter ses trajets quotidiens, ses horaires, et de trouver le lieu adéquat à l’enlèvement, qui s’avérera être le carrefour entre via Fani et via Sestra à Rome, où se situe un stop auquel le convoi d’Aldo Moro s’arrête systématiquement.

 

            Au matin du 16 mars 1978, l’onoverole[6] Moro sort de chez lui pour se rendre en voiture au Centre d’étude de la DC, puis à la Chambre des députés, afin d’assister à la présentation du programme du nouveau gouvernement démo-chrétien présidé par Giulo Andreotti, pour la première fois soutenu par le Parti Communiste Italien. Ce compromis historique, c’est Aldo Moro qui l’a patiemment échafaudé avec l’aide du président du PCI, Enrico Berlinguer, malgré de nombreux réfractaires à l’alliance de la DC et des communistes, afin de mettre fin à la profonde division du pays.

 

            L’opération d’enlèvement éclair d’Aldo Moro tue les cinq agents de son escorte. Il se fait alors emmener à la « prison du peuple », 8 via Montalcini au sud de Rome, où il vivra 55 jours. Ce nom de « prison du peuple » est intéressant, car il révèle que les brigades rouges, fervents communistes internationalistes, cherchent à exercer une forme de justice prolétarienne.

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L’enlisement du conflit

            Les brigadistes communiquent énormément avec la presse et le gouvernement, car « rien ne doit être caché au peuple ». Or l’affaire s’enlise car, au nom de la raison d’État et de l’intégrité de la démocratie italienne, le gouvernement présidé par Giulio Andreotti se refuse à toute négociation avec les Brigades Rouges.

 

            En effet, lors du communiqué n°8, les BR conditionnent la restitution du prisonnier Moro à la libération de treize prisonniers communistes. La DC et le gouvernement tiennent une ligne ferme et ne veulent pas déroger aux lois de l’État. Le chef du Parti Communiste Berlinguer suit (ou initie …) également cette fermeté, en déclarant : « ou on sauve l’État, ou on sauve la République ». Le Parti Socialiste quant à lui, bien que membre de la coalition gouvernementale, rompt avec l’atmosphère étatolâtre afin d’appeler à l’ouverture des négociations pour sauver Moro.

 

            Le Pape Paul VI s’adressera également publiquement aux BR, afin qu’ils libèrent « sans conditions » Moro, mais cet appel bien faible n’aura aucun poids dans la destinée de Moro, qui reprochera l’inaction et l’indifférence du Vatican.

 

            De même, les appels désespérés d’Eleonora Moro, la femme de Moro, sont ignorés ou rabroués avec la rhétorique suivante : de nombreuses familles italiennes ont perdu un être cher à cause des Brigades Rouges, l’État ne peut donc pas négocier avec les criminels qui ont tué des enfants de la patrie. Andreotti réalise ici un coup stratégique et rhétorique remarquable, en répondant à la famille Moro par la peine d’autres familles.

« Le Moro qui parle de la ‘prison du peuple’ n’est pas le Moro que nous avons connu » Antonello Trombadoni

Enfin, une grande opération médiatique cynique argue que Moro a été transformé, qu’il n’est plus lui-même lorsqu’il écrit les lettres demandant à être libéré, qu’il est sous domination physique et psychologique. Aux yeux de tous, Moro est présenté comme métamorphosé, ce qui acte sa mort sociale de président de Parti et d’homme d’État respecté. Est avancé l’argument que, sous le cauchemar des constantes menaces de mort qu’il vit, il a perdu le sens de l’État, et que ses lettres ne lui sont pas moralement attribuables. De même, est exprimée l’idée que si les lettres sortent de la prison du peuple et sont publiées, c’est parce que Moro cède à une forme de collaboration avec les brigadistes.

 

            Or Moro, de par son style d’écriture et de communication (essayer de se faire comprendre sans pour autant se faire comprendre de tous, en tant « qu’espion en territoire ennemi et par l’ennemi surveillé »), témoigne que tout au long de sa séquestration, il reste un grand politicien, stratège, et vigilant calculateur, qui ne cesse d’observer la démocratie italienne afin d’user de ses failles et de ces forces.

 

            Ainsi, Aldo Moro, dans ses lettres à G. Andreotti, au ministre de l’Intérieur Fransesco Cossiga (1928-2010), et au Pape, exhorte ses ‘amis’ à le libérer, à suivre son discours de toujours, affirmant qu’une vie humaine vaut plus que des principes abstraits ; tout chrétien n’aurait même pas à balancer son choix. Moro écrira d’ailleurs dans une lettre du 21 avril à B. Zaccagnini que le « respect aveugle de la raison d’État revient à ré-instituer la peine de mort dans le système constitutionnel italien » (la peine de mort ayant été abolie en 1947). En un sens, Moro comprend qu’il est condamné à mort par le Parti, et au fur et à mesure de la séquestration, c’est contre la DC qu’il tente de défendre sa cause. Moro, dans cette même lettre, accuse non seulement la DC dans son ensemble, mais surtout B. Zaccagnini, qui l’a supplié de présider le parti pour une période difficile, et auquel Moro s’est soumis, pour le bien du Parti. Aldo Moro est ainsi un sacrifié de son dévouement à la DC et de son sens de l’État.

« Ma malheureuse famille a été, d’une certaine façon, bâillonnée, sans pouvoir désespérément crier sa douleur et son besoin de moi. Est-il possible que vous soyez tous d’accord pour vouloir ma mort en alléguant une présumée raison d’État … »
Aldo Moro, lettre à B. Zaccagnini du 21 avril 1978.
Un drame ponctué de symboles et de questions morales

Les symboles affluent tout d’abord des BR qui, par leur action d’enlèvement éclair, cherchent à « en frapper un pour en éduquer cent ». Les Brigades Rouges suivent une philosophie d’action, des procédures, et n’agissent de manière téméraire ou sur des coups de sang. Par exemple, la publication le 18 avril du faux communiqué n°7 publié n’a rien du hasard : le 18 avril 1948 représente la grande victoire de la DC et le début du « régime » de la DC. Ce choix de date reste une manière symbolique et ironique de célébrer les tricennales de la DC.

 

            Mais les BR ont aussi une grande éthique carcérale, à commencer par le zèle postal dont ils font preuve : aucune obligation de ne les contraignait à se transformer en facteurs de Moro, comme lorsqu’ils déposent chez la famille Moro les vœux pascals de ce dernier, course dénuée de portée politique ou publique.

 

            Enfin, Moro est un «prisonnier politique » censé être soumis à un procès des BR mais qui, au fond, n’est qu’un vaste jeu tant Moro est, dès son enlèvement, coupable.

 

            L’État italien, lui, selon les mots du socialiste Pietro Nenni (1895-1980), fût fort avec les faibles et faible avec les forts. Il dénonce par-là la complaisance de l’État italien face aux mafias et sa dure raison d’État face à Moro et à sa famille. En mystifiant cette si grande raison d’État, l’État, lui, brilla par sa bien petite considération de cette dernière.

Dénouement d’une affaire à rebondissements

Le feuilleton politico-médiatique prend ainsi fin le 9 mai 1978, avec l’exécution entre six et sept heures du matin, faisant suite à l’annonce de sa condamnation à mort le 5 mai, d’Aldo Moro par Mario Moretti, à coup de 11 balles dans le corps.

 

            Mario Moretti explique par téléphone au professeur Franco Tritto, ami de la famille Moro, où trouver le corps d’Aldo Moro, et charge ce dernier d’aller voir la famille pour leur annoncer. Le corps était symboliquement situé dans le coffre d’une Renault 4 rouge (un autre symbole), via Michelangelo Caetani, à égale distance du siège de la DC et du PC.

Emma GIL

Notes 

[1]Sciascia, L’Affaire Moro.

[2]“Erri De Luca.”

[3]Sommier, “« Les années de plomb ».”

[4]Democrazia Cristiana, DC, parti politique centriste quasi hégémonique entre 1945 et 1994

[5]Franceschini, “MORO ALDO (1916-1978).”

[6]Personne digne d’honneur social du fait de son titre et des services qu’il rend à l’État

BIBLIOGRAPHIE

“Aldo Moro, 55 jours dans la prison du peuple.” Accessed March 31, 2020. https://www.franceinter.fr/emissions/affaires-sensibles/affaires-sensibles-24-juin-2019.

 

France Culture. “Erri De Luca : biographie, actualités et émissions France Culture.” Accessed March 31, 2020. https://www.franceculture.fr/personne/erri-de-luca.

 

FRANCESCHINI, Paul-Jean. “MORO ALDO (1916-1978).” Encyclopædia Universalis. Accessed February 9, 2020. http://www.universalis-edu.com.acces-distant.sciencespo.fr/encyclopedie/aldo-moro/.

 

Sciascia, Leonardo. L’Affaire Moro. Grasset & Fasquelle. Les Cahiers Rouges, 1978.

 

Sommier, Isabelle. “« Les années de plomb » : un « passé qui ne passe pas ».” Mouvements no27-28, no. 3 (2003): 196–202.

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