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Jugurtha, Vercingétorix et Abd el-Kader, figures mythifiées de la résistance à l’oppression

26/06/2022

Dans leur analyse historiographique, ces trois personnalités recèlent de nombreux points de convergence ; elles partagent le fait de mener des révoltes face à une autorité extérieure, de terminer vaincus malgré leur héroïsme, et de devenir de véritables mythes « nationaux », de leur vivant ou des siècles plus tard. Ces figures d’insoumissions questionnent l’articulation complexe entre résistance, défaites militaires et construction de sentiments identitaires communs.

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« Jugurtha enchaîné », Giovanni Battista Tiepolo, Metropolitan Museum of Art, New York, 1729.

Durant la troisième phase de la guerre punique, aux IIIe-IIe siècles avant notre ère, un prince adoptif de Numidie (correspondant globalement aux territoires berbères du nord de l’Algérie actuelle), nommé Jugurtha, s’illustre par son habileté stratégique, et aide Rome à décrocher de précieux succès face à sa grande rivale Carthage. En 148 av. J.-C., le général romain Scipion Émilien partage le territoire numide en trois parts, réparties entre chacun des héritiers du roi Massinissa. Jugurtha, auréolé de ses victoires, conteste cette division arbitraire et souhaite parvenir à l’unification de l’ensemble de la Numidie. Il fait procéder à l’assassinat de ses cousins ainsi que des colons italiques dans le royaume, mais tente de garder bonne image auprès de la République romaine, en usant vraisemblablement d’une large corruption des élites. Cependant, à Rome, l’ambition de plusieurs généraux (dont Metellus, Marius et Sylla) conduit au déclenchement d’une guerre pour défaire l’insoumis Jugurtha. Trahi et capturé au cours d’un guet-apens après plusieurs années de guérilla, Jugurtha est enchaîné, conduit à Rome, puis humilié et exécuté sans ménagement. Jugurtha est depuis lors considéré comme le héros de l’indépendance berbère algérienne face à une puissance décadente et corrompue. Ce chef de guerre remarquable agit ainsi comme le révélateur des maux de la République romaine, même si son caractère irascible et ingérable a sans nul doute conduit à la chute du royaume de Numidie.

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« Vercingétorix dépose les armes aux pieds de Jules César à l’issue du siège d’Alésia », Lionel Royer, Musée Crozatier du Puy-en-Velay, 1899.

Vercingétorix s’illustre particulièrement lors de la guerre des Gaules, dans les années 50 av. J.-C ; mais son rôle va être de très courte durée puisqu’il échoue en quelques mois dans sa tentative d’unification des peuples gaulois. Comment expliquer le fait que cette personnalité historique va être considérée comme le héros mythique fondateur de l’identité nationale française ? Il faut revenir quelques années en arrière : la Gaule, au sens géographique, n’est pas un territoire politiquement uni. Une soixantaine de peuples gaulois, d’origine celtique, se répartissent l’équivalent du territoire de la France actuelle (exception faite de la province de la Narbonnaise, appartenant à la République romaine depuis les années 120 av. J.-.C.). Cette division ainsi que les mouvements de peuples germains et helvètes conduisent à une certaine instabilité politique au début des années 50. Le proconsul romain Jules César prend prétexte des menaces pesant sur des peuples alliés ou clients de Rome (tels que les Éduens et les Arvernes) pour engager une grande expédition militaire, destinée à servir ses propres ambitions politiques. La brutalité de la guerre conduite par Jules César suscite l’hostilité de nombreuses communautés gauloises. Le chef et roi du peuple des Arvernes, Vercingétorix, tente d’unir certaines tribus de l’ouest et du centre de la Gaule et engage une stratégie de la « terre brûlée » pour résister face à l’impitoyable proconsul romain. Il connaît un premier succès à Gergovie en juin 52, parvient à assembler les peuples gaulois sous son commandement, puis est défait dans la campagne bourguignonne et sur l’oppidum d’Alésia, où il est fait prisonnier par César. Il est captif pendant cinq ans, puis est mis à mort lors du triomphe de César en 46 av. J.-C. Son rôle de résistant face à l’envahisseur en fait une figure patriotique particulièrement commémorée au XIXe siècle, période du romantisme littéraire, artistique et historiographique, bien que son impact historique réel soit certainement surévalué.

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« Le Prince-président rend la liberté à Abd-el-Kader au château d’Amboise le 16 octobre 1852 », Ange Tissier, 1861, Musée de Versailles.

L'émir Abd el-Kader est une personnalité majeure de la conquête de l’Algérie par la France. En effet, son nom est resté dans l’histoire comme le principal résistant à la colonisation française, en menant l’insurrection pendant une quinzaine d’années. Issu d’une communauté pieuse reconnaissant l’autorité du sultan du Maroc, il se fait remarquer dès ses jeunes années comme un combattant vaillant. Reconnu chef par les tribus des régions de Mascara et Tlemcen, il parvient à étendre l’influence et le territoire de celles-ci aux dépens des Français. Pendant des années, les tribus alliées de l’émir ayant déclaré la guerre sainte mènent la vie dure aux conquérants, mais leurs ressources diminuent d’année en année. Finalement, le revirement du sultan du Maroc Abd al-Rahman rend la situation d’Abd el-Kader trop précaire ; contraint à la reddition en 1847, il est enfermé en captivité en métropole. Les bouleversements politiques en France font qu’il est délaissé pendant de nombreuses années avec sa suite. À l’avènement du Second Empire, Napoléon III, admiratif de son engagement, lui rend la liberté ; il se rend à Damas, où son rôle protecteur des communautés chrétiennes de la ville lui octroie un immense prestige auprès de ses anciens adversaires. Il décline l’offre de Napoléon III, qui souhaite faire de lui le monarque d’un « royaume arabe » en Syrie. L'émir Abd el-Kader fait l’objet de représentations positives de part et d’autre de la Méditerranée. En Algérie, il devient une figure nationale fondatrice de l’identité algérienne, un fer de lance de la résistance à l’occupant ; tandis qu’en France, il est présenté comme un ennemi héroïque, aux valeurs fortes, et acceptant sa défaite avec dignité.

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« Jugurtha, enfermé dans la prison de Tullianum, en Rome antique » (détails), Augusto Müller, Museu Nacional de Belas Artes de São Paulo, 1842.

Nombreux sont les textes et œuvres qui souhaitent établir des parallèles entre ces trois personnages. On voit dans ces héros du peuple des précurseurs des uns des autres, mais leurs représentations communes sont bien souvent fantaisistes voire teintées de méconnaissance et de préjugés nationalistes voire orientalistes. Ainsi, pour le bien d’un concours de littérature, le jeune Arthur Rimbaud noue des ponts poétiques entre Jugurtha et Abd el-Kader, au risque de provoquer des troubles anachroniques, où Jugurtha se trouve islamisé et arabisé, par exemple.

 

Certaines comparaisons visent à octroyer au personnage – et par extension, au peuple, à la nation, à la communauté qu’il représente – une position et des caractéristiques données : la cruauté de la République romaine envers Jugurtha et Vercingétorix contraste avec le sort réservé par l’Empire français à son « hôte » Abd el-Kader. Cependant, la France peut s’enorgueillir d’avoir réussi à soumettre un « héros » de la trempe de ses antiques prédécesseurs et peut revendiquer un prestige équivalent à la civilisation romaine. De même, ces modèles de résistance sont convoqués pour idéaliser le courage « national », y compris lors des conflits contemporains. Ils illustrent l’asymétrie des moyens au combat (quand bien même les forces en présence ne sont pas si déséquilibrées), et alimentent ainsi un récit fait de résistance, de courage et de guérillas longues et difficiles. Ces personnages historiques tombent lorsqu’ils sont trahis et non par leurs propres manquements ; ce manque de nuances s’explique aussi par le lieu commun de la chute, de la reddition face à un adversaire plus puissant.

 

Toutes ces analogies ont pour but de produire un récit cadré et spectaculaire, que l’on peut mobiliser à des fins de propagande, au moyen d’œuvres culturelles particulièrement denses en la matière. La réalité historique compte finalement bien moins que le sens du mythe...

Pierre SUAIRE

Pour aller plus loin :

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AÏT AÏDER Aomar. « Jugurtha ou Vercingétorix ? Voilà ce qu’en pensent les poètes », Le Matin d’Algérie, 27 juin 2021.

ALEXANDROPOULOS Jacques. « Jugurtha héros national : jalons sur un itinéraire », Anabases, 2012.

ANCERY Pierre. « Abd el-Kader, l'Algérien qui déclara la guerre sainte à l'occupant français », RetroNews, 23 avril 2018.

BAT Jean-Pierre. « Abd el-Kader, le héros des deux rives, balloté d’Amboise à Damas », L’Opinion, 1er août 2017.

BOIDIN Carole. « Le Jugurtha des Français ? Représentations d’Abd el-Kader dans la littérature et la culture de jeunesse françaises à l’époque coloniale », Strenæ, 2012.

BOURDON Étienne. Chapitre VI « Vercingétorix, le premier héros de notre histoire », in La forge gauloise de la nation : Ernest Lavisse et la fabrique des ancêtres, Lyon – ENS Éditions, 2017.

CAMPS Gabriel et CHAKER Salem, « Jugurtha – De la Grande à la Petite Numidie », Encyclopédie berbère, 2004.

MCKEW Martin B. « Construction of a Man Nationalism, Identity, Vercingetorix and the Gauls », Honors Theses, 2021.

POUILLON François. « Abd el-Kader, héros fondateur de la nation algérienne ? », Abderrahmane Bouchène éd., Histoire de l'Algérie à la période coloniale – 1830-1962, La Découverte, 2014.

SÁNCHEZ Juan Pablo. « Jugurtha, l’impitoyable roi numide qui voulait acheter Rome », National Geographic, 8 février 2021.

« Le combat des chefs », France Culture, Carbone 14 – Le magazine de l’archéologie, 8 décembre 2019.

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