« Je suis convaincue que l’Histoire est la racine de notre être » - Rencontre avec Simona Negruzzo
28/05/2021
Bonjour Madame, tout d’abord merci pour le temps consacré à ce petit entretien. Je vous propose de commencer par une question assez large : que représente l’Histoire pour vous ?
Je suis convaincue que l’Histoire est la racine de notre être, une passion civile et culturelle qui doit être cultivée avec soin et dévouement par tous, pas seulement par les professionnels. Quand je me suis approchée des études historiques, j’ai eu le sentiment de pouvoir participer à quelque chose de grand et unique : donner encore une voix à tous ceux et celles qui nous ont précédés. Travailler à et pour l’Histoire, cela me donne le sentiment d’appartenir à l’humanité, c’est aussi une réponse au besoin d’insérer mon segment de vie dans un chemin déjà tracé et contribuer à l’offrir aux hommes et aux femmes qui nous suivrons.
Pouvez-vous vous présenter ?
Je suis originaire de la Lomelline, une terre d’eau entourée de rivières et façonnée par des rizières, située entre le Piémont et la Lombardie dans le nord de l’Italie, et je dois à mes parents de m’avoir toujours soutenue et encouragée dans mes études et dans ma carrière. En 1984 je suis entrée à la Faculté de Lettres de l’Université de Pavie où j’ai rencontré des maîtres en sciences humaines (Cesare Segre, Franco Alessio, Anna Maria Segagni, Rossana Bossaglia, etc.) et en histoire passionnés et compétents, comme Emilio Gabba, Aldo A. Settia, Giulio Guderzo et Xenio Toscani. C’est principalement grâce à ce dernier que j’ai redécouvert la beauté des études historiques et le goût de la recherche autour des thèmes de l’éducation et de la religiosité à l’époque moderne.
Pourquoi avoir souhaité venir faire des recherches puis enseigner en France ?
J’ai été l’un des premiers étudiants universitaires à partir en Erasmus, une expérience qui a représenté un tournant non seulement dans ma formation, mais aussi dans ma vie. En 1989, je suis arrivée à Strasbourg qui allait devenir « ma » ville pendant plus de trois ans : originaire d’un territoire des confins, j’arrivais en Alsace, la région qui avait dans son ADN d'être une frontière à plusieurs niveaux (historique, culturel, linguistique, religieux, etc.). L’échange Erasmus était encore dans une phase pionnière, les procédures n'étaient pas encore complètement testées, mais accompagnées d’une disponibilité infinie, à tel point que j’ai été « adoptée » par trois facultés (Philosophie, Théologie Catholique et Théologie Protestante) de l’Université des Sciences Humaines. Là aussi j’ai rencontré des professeurs formés et stimulants (Raymond Mengus, Roland Minnerath, Marcel Metzger, Daniel Payot, Gilbert Vincent et Marc Lienhard), qui m’ont ouvert de nouvelles perspectives. Après l’année de maîtrise, j’ai enseigné au Lycée International des Pontonniers et obtenu un DEA en Histoire et civilisation de l’Europe, sous la direction de Jean-Claude Waquet, un vrai maître que je rappelle avec gratitude en l’associant à Pierre Racine et Francis Rapp. Dans cette période, j’ai mûri un intérêt pour la culture française, et en particulier alsacienne, une affection qui m’accompagne depuis lors, tout en marquant certains de mes projets de recherche et de collaborations scientifiques avec d’autres collègues universitaires français. À trois reprises, j’ai été professeur invité à Clermont-Ferrand et à Paris. Tout cela fait qu’en France je me sens chez moi !
Quelles sont les différences entre la recherche historique en Italie et en France ? Peut-on aussi constater des différences dans l’enseignement secondaire et supérieur de l’Histoire entre les deux pays ?
Sans revenir aux innombrables croisillons et échanges du passé, je crois que les historiographies de nos Pays-frères ont bénéficié au cours du XXe siècle de divers vases communicants qui ont mis la dialectique crocienne (de Benedetto Croce, philosophe et historien italien du XXe siècle) en communication avec le courant inépuisable de l’École des Annales et de la Nouvelle Histoire à la française. Le présent est marqué par des collaborations étroites et fructueuses entre chercheurs des deux côtés des Alpes. Des institutions telles que l’Université franco-italienne et l’École Française de Rome, qui est désormais dirigée par une amie moderniste, Brigitte Marin, associées à la programmation de la recherche de chaque université, donnent corps à de nombreuses initiatives.
En ce qui concerne l’enseignement secondaire et supérieur de l’Histoire, l’esprit de géométrie qui veille sur la tradition et l’organisation du système scolaire fait qu’en France on procède par thèmes, tandis qu’en Italie on poursuit la séquence chronologique. Et encore, si en Italie on privilège le cours magistral, en France c’est toujours accompagné par des travaux dirigés ou pratiques, même si cette différence est de plus en plus nuancée.
Pourquoi avoir choisi de faire des recherches en Histoire moderne et autour des problématiques religieuses ?
Peut-être que je le dois aussi à Xenio Toscani qui, ancien élève de Mario Bendiscioli et traducteur italien de Jean Delumeau, a toujours nourri son enseignement avec l’effervescence des intuitions de Henri-Irénée Marrou, Gabriel Le Bras, Alphonse Dupront, Louis Châtellier, Mona Ozouf et Dominique Julia. Donc des siècles modernes encore traversés par des ferments religieux, à étudier selon une approche quantitative, sociologique et prosopographique. J’ai été fascinée par ce regard qui me permettait enfin de fusionner sciences sociales et disciplines historiques !
Mes études universitaires ont coïncidé avec les années précédant l’écroulement du mur de Berlin et la fin de l’opposition des deux blocs, une période dans laquelle il a fallu reculer le point d’observation de quelques siècles pour comprendre la génération du système qui entrait en crise : la naissance du système moderne des États, de la Contre-Réforme et des confessions religieuses. Bien convaincue que pour comprendre le présent il fallait aussi se plonger dans le passé, j’ai été très stimulée par l’étude de l’époque moderne dans les interstices de l’éducation et de la religion, à la frontière des secteurs disciplinaires.
J’ai trouvé passionnant de comprendre par mes recherches et d’éclairer par mes études quelques traits d’une humanité encore étroitement liée au problème du salut individuel, un tourment qui a caractérisé toute l'histoire de la civilisation occidentale et qui, comme nous rappelle Paolo Prodi, a déclenché un changement et une révolution continue.
Pouvez-vous résumer vos recherches universitaires ?
D’un point de vue chronologique, mes recherches ont porté principalement sur les siècles d’Ancien Régime, sans exclure certaines excursions aux XVe et XIXe siècles. J’ai surtout traité de l’histoire des institutions d’enseignement et de la formation des élites (écoles, collèges, séminaires, universités, académies), une démarche entremêlée de sujets et de problèmes liés à l’histoire du christianisme et des Eglises confessionnelles (société, missions, dévotions, art, musique). En me référant uniquement aux monographies, j’ai procédé en cercles concentriques, tout d’abord en examinant le cas de Pavie (Teologiam discere et docere. La facoltà teologica di Pavia nel XVI secolo, 1995), pour passer ensuite à l’échelle régionale (Collegij a forma di seminario. Il sistema di formazione teologica nello Stato di Milano in età spagnola, 2001), et européenne (L’armonia contesa. Identità ed educazione nell’Alsazia moderna, 2005), en terminant par une synthèse italienne (Andare per università, 2020). Récemment, j’ai redécouvert la fécondité d’un retour à l’histoire politique et je me suis consacrée à l’histoire des relations diplomatiques, d’abord entre la France et Venise (Europa 1655. Memorie dalla corte di Francia, 2015), et maintenant avec l’Empire ottoman (La «cristiana impresa». L’Europa e l’Impero Ottomano agli inizi del XVII secolo, 2019).
Il y a environ un an, plusieurs scientifiques et historiennes françaises ont remis en cause le manque de parité dans la recherche scientifique. Que diriez-vous à une jeune femme qui hésite à s’engager dans la recherche ?
Comme dans de nombreux domaines de la recherche scientifique et des carrières universitaires, l'inégalité entre les sexes est encore très présente également pour les études historiques. Des progrès significatifs ont certes été réalisés même s'il s'agit d'une présence inversement proportionnelle aux postes de responsabilité et d'encadrement. Pour l'Italie, on parle désormais d'un parcours plein d'obstacles et d'une carrière ardue : il suffit de penser que parmi les professeurs, il y a moins de 25% de femmes et sur 84 universités seulement 6 sont dirigées par des femmes recteurs ! Actuellement, pour l’élection du recteur de l’Université de Bologne, sur cinq candidats, deux sont des femmes : c’est un bon signe !
Il faut penser que dans le domaine académique, les concepts de méritocratie et d'excellence scientifique sont encore modulés par des paramètres de type masculin, auxquels les femmes sont obligées d'adhérer pour montrer la validité de leur travail.
Les jeunes chercheuses font souvent l'expérience d'une sorte de présence allongée à l'université, travaillant intensément au quotidien, peinant à combiner choix de carrière et vie privée. À mon avis, une plus grande solidarité féminine devrait être exercée pour faire plus et mieux en matière de diversité et d'inclusion.
Même ce que nous étudions et enseignons peut contribuer à former une conscience différente qui, avec des schémas de comportement clairs, contribue à briser définitivement ces portes, labyrinthes et plafonds de cristal qui ne permettent pas une juste reconnaissance des mérites au-delà des genres. Je pense que les difficultés d’entreprendre aujourd’hui des études historiques sont à peu près les mêmes pour tous les jeunes, filles ou garçons. Peut-être que pour les raisons déjà dites pour les filles l’avancement est plus compliqué, mais à tous je recommande de s’armer d’une bonne dose d’humilité, de patience et de persévérance !
Je ne peux pas nier d’avoir rencontré des obstacles sur mon chemin, comme il arrive à tout le monde, mais je dois avouer que ceux qui m'ont le plus blessée et interrogée ont été posés par des femmes. Alors serait bienvenue un pacte en rose également à l'université, sensibilisant également tous nos collègues !
Vous allez présenter une conférence le 10 juin prochain ayant pour titre « Sacra potestas. Le prêtre tridentin entre éducation et formation continue ». Quelles sont vos attentes ?
J’espère que ma contribution pourra susciter un certain intérêt en tenant compte que le prêtre séculier constitue un composant fondamental de la société d’Ancien Régime, le pivot d’une societas christiana qui trouve dans le Concile de Trente son point d’arrivée et de départ.
La formation du clergé en tant que corps professionnel d’éducateurs, à la fois de la conscience individuelle et du processus de l’alphabétisation, apparaît donc comme un parcours à suivre et à imiter. Le prêtre tridentin fut un médiateur culturel, une figure clé destinée à conditionner la vie de la société occidentale pendant les siècles modernes.
Pour vous, faut-il « vulgariser » l’Histoire ? Si oui comment ?
Récemment Alessandro Barbero, médiéviste brillant et renommée visage de la télévision italienne, rappelait que parler de divulgation historique nécessite le double effort de trouver d’abord un sujet peu utilisé à porter à l'attention de l'auditeur, et ensuite de maintenir l'équilibre entre deux attitudes égales et opposées. De la part des universitaires, surtout italiens, il y a eu parfois la méfiance naturelle que le mot « divulgation » (équivalent de vulgarisation) inspire à ceux qui connaissent le chemin laborieux de la recherche scientifique et ses subtilités, et donc ont la tentation de se retirer en bon ordre face à la simplification, souvent excessive et regrettable, qu'implique l’action divulgatrice. Mais aussi grâce à des pionniers de la taille de Barbero, pas après pas, dans les universités, à la dimension didactique et de recherche on vient d’ajouter celle qu’on a baptisé la « troisième mission », c’est à dire la vulgarisation du savoir historique, celle qu’on appelle public history. Il y a une signification éthique à faire sortir l’histoire des circuits savants !
Pour ma part, je suis certaine que si on arrive à expliquer un fait, un concept d’une façon simple, on gagne en clarté et en efficacité, et dans le domaine historique cela a la même valeur.
A cause de l’urgence sanitaire, nous sommes en train de vivre une accélération de l’utilisations des ressources électroniques et numériques. C’est donc à nous de savoir tirer profit des difficultés dont nous étions témoins, et de maîtriser aux mieux les moyens de communication de masse et toutes les nouveautés du web.
Ce que vous faites va entièrement en cette direction : alors, bonne route !
Je vous remercie pour votre interview et nous vous donnons rendez-vous le 10 juin prochain à 18h30 pour votre conférence
« Sacra potestas. Le prêtre tridentin entre éducation et formation continue. »
A propos de la conférence
Le 10 juin prochain, de 18h30 à 19h30, Histoire d’en Parler en partenariat avec le CRULH (Centre de Recherche Universitaire Lorrain d’Histoire) organise une conférence autour de “La Fabrique du clerc” animée par Simona Negruzzo. L’enjeu de la conférence est de présenter comment, par le Concile de Trente, la formation des hommes d'Église est profondément modifiée.
La conférence se déroulera sur Zoom et le public aura la possibilité de poser des questions à la conférencière à la fin de son exposé.
Lien de la conférence : https://us02web.zoom.us/j/82905019792