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« Le passé est un réservoir de narrations dont l’utilité est sans cesse renouvelée » - Hervé Huntzinger

23/03/2022

Pouvez-vous présenter votre parcours ainsi que les principaux axes de réflexions et de recherches que vous avez menés ?

J’ai un parcours classique pour les universitaires de ma génération. Après avoir préparé (en vain) le concours de l’École des Chartes, j’ai poursuivi ma formation à l’Université de Strasbourg. J’ai alors commencé une maîtrise sur la condamnation aux travaux forcés dans l’Empire romain avec Alain Chauvot, alors professeur d’histoire romaine à Strasbourg. Je m’y suis initié à la complexité du droit romain. J’ai ensuite fait un D.E.A. (l’équivalent du M2 aujourd’hui) sur le sujet qui deviendra le sujet de ma thèse, « La captivité de guerre en Occident de 376 à 506 ». Comme beaucoup de doctorants, pour financer ma thèse j’ai passé les concours de l’enseignement et, durant toute la (longue) durée de celle-ci enseigné dans un collège de la banlieue de Strasbourg. C’est une expérience caractéristique des difficultés à

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financer les recherches en sciences humaines et il n’est pas toujours facile de faire le grand écart entre le métier d’action, très exigeant émotionnellement, qu’est celui d’enseignant en collège, et la nécessité d’un travail calme, paisible, sur le temps long, qu’exige une thèse. Cela dit, c’était aussi un choix de cœur et je l’ai fait avec beaucoup de plaisir. Après avoir soutenu ma thèse en 2009, j’ai encore eu l’occasion de travailler dans un petit lycée à la campagne avant d’être recruté en 2012 à l’Université de Lorraine.

 

J’ai choisi le sujet de ma thèse sur deux critères. Le premier était de correspondre aux centres d’intérêt de mon directeur de recherche, à savoir les relations entre les Romains et ceux qu’ils appelaient les « barbares » en me concentrant sur l’Antiquité tardive. C’est un choix qui correspond aussi à mon goût pour les « marges » et l’appréhension des problèmes par les « bords » et les limites. J’avais bien moins le goût des périodes plus marquées par le classicisme. L’autre critère de choix était de prendre un problème, la relation de captivité, qui ouvre sur tous les aspects de la société (comment gérer socialement l’absence des captifs ? quel est le statut juridique des ennemis capturés ? quelles solidarités s’organisent ? comment le risque de la captivité agit dans une société esclavagiste dont une grande partie de la population, les esclaves, étaient captifs ou descendants de captifs ?). J’ai le souvenir d’une publication dans laquelle l’éditeur m’avait par erreur qualifié d’« historien militaire ». Rien n’est plus faux. Si la captivité naît d’une opération militaire, elle a des effets et des implications profondes dans la société, l’économie et les conceptions du pouvoir. Ce sont ces thèmes qui m’intéressent et non la question militaire en elle-même.  

 

Par la suite, au gré des projets, je me suis aussi intéressé à la question de la christianisation du monde ancien et notamment de la conversion au christianisme des non Romains en cherchant les implications politiques qu'avait le fait de choisir la conversion au christianisme (ou à telle ou telle variante du christianisme). Plus récemment, j’ai aussi travaillé sur la tradition chrétienne du récit de la destruction de Jérusalem en 70 ap. J.-C. À nouveau un thème issu de la violence guerrière, mais dont les implications sociales, culturelles et religieuses sont profondes. Comment le récit de la destruction d’une ville se charge de tous les récits et les symboles qui servent les contemporains de ce récit, notamment l’anti-judaïsme chrétien, dans une démarche qui n’est pas si différente de celle qui sera abordée lors des Nocturnes de l’Histoire. Le passé est un réservoir de narrations dont l’utilité est sans cesse renouvelée.

Selon vous, comment pourrait-on démocratiser l'Histoire (en tant que science historique) auprès d'un public large ? Et pourquoi le faire ?

Tout dépend ce que vous entendez par « démocratiser l’histoire ». L’intérêt pour la connaissance historique est plutôt fort dans la société française. Cela dit, je l’entendrai plutôt dans le cadre de l’absence de « culture scientifique » déploré par certains, notamment les collègues des sciences exactes ou des sciences de la vie. Ce qui manque, ce ne sont pas les émissions télévisées sur des faits ou des événements historiques, mais plutôt une culture des méthodes historiques et de l’esprit critique que celles-ci impliquent. Je pense néanmoins que les nombreux podcasts et chaînes Youtube consacrées à l’histoire s’engagent de plus en plus dans cet esprit. Je ne me risquerai pas, toutefois, à donner des conseils sur la meilleure façon de faire, si ce n’est qu’il faut cultiver le doute (voire la méfiance) envers tout discours construit et que la meilleure façon de susciter cela est de libérer au maximum l’enseignement de l’histoire de toute forme de prescription politique (voire électorale). Ceux qui craignent un enseignement partisan se rendront alors compte qu’un enseignement partisan à l’esprit critique a principalement pour résultat de forger l’esprit critique, que chacun peut ensuite mettre au service de ses propres idées, seraient-elles contraires à celles, supposées, de ses enseignants. Plus généralement, il faut faire passer par tous les moyens, et « Histoire d’en parler » en est un, l’idée que l’histoire est avant tout une méthode et un esprit.

Dans quelle mesure la réflexion universitaire permet de confronter la réalité historique et les représentations ?

L’Antiquité tardive est un cas d’école d’investissement du passé par les représentations contemporaines. On peut considérer, par exemple, la question des processus d’identification ethnique. Les anthropologues ont démontré au XXe siècle la complexité de ces processus et l’absence de validité de toutes les approches « essentialistes », qui considèrent que l’ethnicité appartient à l’« essence » des individus, que ce soit les théories racistes, bien sûr, mais aussi les théories culturalistes. Ils ont démontré que l’ethnicité ne peut être appréhendé que dans les actes sociaux qui construisent des assignations réciproques, qui eux sont bien réels. Or, lorsqu’on considère l’Antiquité tardive et sa multitude de groupes auxquels on assigne des étiques ethniques, il est rare qu’on remette en question le caractère « essentiel » de cette ethnicité. Bien sûr que les Goths seraient des Goths, ou les Huns des Huns. Or, les dernières décennies de la recherche dans le domaine ont mis en lumière la complexité des phénomènes en jeu et ont montré que l’attribution d’un nom ethnique à un groupe peut parfois relever simplement d’une forme de marketing sur le marché de l’emploi militaire. Quand il s’agit de se faire embaucher dans une armée, être « Sarmate » est un bon argument de vente. En retour, redonner cette complexité à un passé volontiers simplifié à l’extrême entre des Romains civilisés et des hordes hurlantes de barbares sauvages permet d’appréhender avec plus de finesse et d’intelligence nos propres conceptions du monde contemporain. Il faut se rappeler que la fixation dans les manuels scolaires de l’image des « barbares » de l’Antiquité a été concomitante avec la conquête coloniale et la ligne de partage entre civilisé et sauvage que celle-ci a engendré. En retour, l’image simplifié de l’opposition barbarie/civilisation a eu des effets sur notre conception du monde contemporain. Il suffit de voir comment ces catégories sont constamment mobilisées pour décrire des formes de violence somme toute très modernes. Revenir sur la notion antique de « barbarie » est le meilleur moyen, à mon sens, de comprendre la complexité du monde contemporain.

Vous participez aux Nocturnes de l'Histoire qui auront lieu le 30 mars à la Bibliothèque Stanislas de Nancy, de quoi allez-vous parler afin de donner envie aux gens de venir vous écouter ?

Je vais évoquer le discours contemporain, depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui sur la « Chute de l’Empire romain ». Est-elle due à la décadence des Romains ? aux invasions barbares ? A-t-elle bien eu lieu ? J’essaierai de montrer que toutes les explications données – et elles sont nombreuses – servent essentiellement à exposer des raisons qui ont leur pendant dans le monde contemporain de l’historien. Ce qui compte ce n’est pas la chute de l’Empire romain, mais ses raisons qui prennent toujours une valeur universelle. C’est une autre façon d’illustrer comment l’histoire et le discours historique ont un effet sur le présent, non pas comme « origine » ou « cause » du monde contemporain, mais pour montrer que le discours sur le passé et aussi un discours sur le présent.

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