Le Qatar : géographie d’un État hors normes
14/01/2023
Un mois après la fin de la Coupe du Monde de football 2022 qui s’est déroulée sur le sol du Qatar, on ne peut que constater l’abondance de questionnements sur le caractère opportun de l’organisation de cet événement dans cet État situé sur les rives du golfe Persique. Eu égard à sa taille, ce petit pays est parvenu à se faire une place notable dans les équilibres géopolitiques internationaux et demeure un sujet fréquent de controverses à propos de son empreinte environnementale, de son influence médiatique et de son déploiement économique, notamment en France. Ici, nous verrons que derrière les scandales, la géographie permet de comprendre les facteurs du développement et les logiques sous-jacentes concernant le rôle croissant de ce pays. Par l’étude de plusieurs niveaux d’échelles dans la péninsule arabique, nous tâcherons de montrer les caractéristiques communes et les éléments plus atypiques propres à cet Émirat.
« Le Qatar : un Émirat du Golfe persique entre isolement régional, géopolitique frontalière et ouverture mondiale », image du Centre National d’Études Spatiales, 2018. Lien en HD.
Une ville-état au développement faramineux
L’essentiel de la population du Qatar est situé dans l’aire urbaine de sa capitale, Doha. En effet, les estimations les plus récentes conduisent à envisager plus de 2,3 millions d’habitants dans cette zone métropolitaine, sur une population totale de 2,7 millions. Ce phénomène, appelé macrocéphalie urbaine (étymologiquement « grande tête » en grec), témoigne de l’importance significative de la capitale dans la hiérarchie des réseaux de population. Néanmoins, il convient de préciser que ce déséquilibre apparent s’explique en grande partie par la taille réduite du pays, d’une superficie de 11 586 km². Ces valeurs sont relativement proches de celles des États semblables de la région (à l’image de Bahreïn, du Koweït ou des Émirats arabes unis), là où les autres pays arabiques (Arabie saoudite, Oman et Yémen) possèdent une superficie bien plus élevée. En conséquence, le phénomène de concentration urbaine reste important mais davantage réparti sur le territoire. Pour le cas du Qatar comme pour les autres États de la péninsule (exception faite de l’Arabia felix (actuel Yémen), le climat désertique constitue une donnée absolument incontournable. En effet, les températures extrêmes et l’aridité quasi-permanente représentent un enjeu majeur pour le développement de ces territoires. Longtemps freinées par ces contraintes naturelles, les villes – et en particulier les villes côtières – arabiques ont connu un essor spectaculaire depuis une cinquantaine d’années.
Doha photographiée par l'Expédition 55 à bord de la Station spatiale internationale. Lien en HD.
À l’instar des villes d’Abu Dhabi et de Dubaï, la capitale Doha prend son envol au début des années 1970 avec le construction d’infrastructures de transport de grandes capacités. Le décollage économique prend un certain temps à se matérialiser, mais fort de son port en eaux profondes et de son aéroport international, la ville de Doha connaît une grande prospérité, étroitement liée aux conjonctures des prix des hydrocarbures. À la fin du XXe siècle, le Qatar souhaite se faire une place sur l’échiquier international ; une décision illustrant cette aspiration est la création de la chaîne de télévision Al Jazeera (en 1996) dont le siège se situe dans le quartier Wadi Al Sail, regroupant plus largement d’autres structures de communication (Qatar Television, Qatar Media Corporation, beIN SPORTS…). Comme à Dubaï, la ville de Doha est marquée par les projets immobiliers résidentiels et de loisirs d’ampleur, à l’image de West Bay Lagoon, The Pearl ou encore Lusail, ville nouvelle périphérique qui a accueilli la finale de la Coupe du Monde de football. Néanmoins, les projets d’aménagement urbain récents semblent marqués par la volonté d’afficher un « contre-exemple » à l’architecture pharaonique dubaïote, notamment avec la restructuration du quartier Msheireb. Cependant, cet écoquartier traduit parfaitement les paradoxes environnementaux de ce pays, se présentant comme l’un des plus modernes sur les solutions de développement durable mais qui connaît les taux les plus élevés du monde en ce qui concerne les émissions de gaz à effet de serre et la consommation d’énergie par habitant.
Quels sont les pays consommant le plus d’énergie par habitant ? Lien en HD.
Un État perçu comme « hors-sol »
Parallèlement à ces indicateurs, le Qatar apparaît comme l’une des nations les plus riches du monde, avec un PIB par habitant dépassant les 90 000 dollars par habitant (2020). Néanmoins, cette donnée masque mal les très grandes disparités sociales de l’Émirat. Il convient de préciser que ce développement profite surtout aux Qatariens (c’est-à-dire la population possédant la nationalité du pays), qui représentent environ 10 % de la population active. Le reste de la population est composé d’expatriés, des résidents temporaires, originaires principalement d’Asie du Sud, et en grande majorité des hommes. Ceux-ci, pris dans un système d’exploitation redoutable, sont logés dans des camps de travailleurs aux conditions terribles ; cette ségrégation spatiale et la faible considération octroyée à ces migrants peu qualifiés expliquent pour partie le chiffre accablant (mais difficile à quantifier précisément) du nombre de morts en lien avec les chantiers du pays. Pour autant, ce dernier génère une telle attraction que des milliers de personnes tentent de se faire une place au soleil brûlant du Qatar.
Des travailleurs migrants originaires d'Asie attendent un bus à côté du bâtiment QP dans le quartier de West Bay à Doha, 2014.
L’attractivité ne concerne pas seulement les travailleurs immigrés pauvres, mais concerne également des travailleurs qualifiés, intéressés par des perspectives lucratives et le foisonnement de projets économiques, immobiliers et culturels. Pour cela, la flambée des prix du pétrole et du gaz naturel liquéfié – dont le Qatar est le premier exportateur mondial – a octroyé à l’État qatari une puissance financière considérable. Cela a accompagné l’irruption d’un phénomène géographique extrêmement original, sans équivalent sur la surface de la planète. En effet, si l’on peut établir une rare comparaison de l’empreinte architecturale, culturelle et urbanistique des Émirats arabiques, c’est bien avec la ville états-unienne incarnant la démesure, Las Vegas. Parmi les points communs, l’idée d’une prospérité au milieu du désert est la plus répandue. Cependant, le Qatar évolue dans un environnement moins favorable, notamment en ce qui concerne les ressources agricoles et hydrauliques. Là où la ville du Nevada peut bénéficier de l’apport du reste des États-Unis (et bien que la gestion de l’eau soit un enjeu prégnant), le Qatar doit faire face à un véritable défi. Privé d’eau douce, le pays doit en effet importer 90 % de ses ressources alimentaires et mise sur le dessalement des eaux maritimes pour subvenir à ses besoins.
De l’Arabie saoudite aux émirats, les monarchies mirages, « Manière de voir » #147, Juin - juillet 2016, Autochtones et étrangers. Lien en HD.
Une influence internationale ambiguë sous fond de conflits régionaux
Ces difficultés structurelles majeures sont accrues par une dépendance aux importations et aux évolutions internationales. Cette fragilité a été mise au jour de manière significative dans les dernières années. En effet, à partir du mois de juin 2017 et pendant près de quatre ans, le Qatar s’est retrouvé confronté à une tension diplomatique majeure, que l’on nomme la crise du Golfe. L’Arabie Saoudite et de nombreux États arabes ont rompu leurs relations avec le Qatar, lui imposant un relatif isolement et une sorte d’embargo de facto. Ces États reprochaient à l’Émirat qatarien son soutien aux Frères musulmans (une organisation politico-religieuse islamique transnationale), sa proximité avec l’Iran, mais aussi ses velléités de grandeur. On peut analyser cette exclusion comme la volonté de « faire rentrer le Qatar dans le rang », mais l’importance de cet État apparaît presque renforcée après cet épisode. Son rôle international semble quasiment inversement proportionnel à sa taille, et ce, pour de nombreux facteurs.
Tout d’abord, la Qatar est situé dans une zone riche en hydrocarbures, notamment par la présence du troisième plus gros gisement de gaz naturel offshore au monde (dénommé North Dome ou North Field), une manne controversée partagée avec l’Iran. Cela lui permet d’assurer une certaine indépendance financière. Ensuite, le Qatar a souhaité renforcer et diversifier ses leviers d’influence en investissant des moyens considérables dans des domaines très variés, dont le « sport power » est l’exemple le plus éclatant. Cette ambition correspond pleinement à celle de la chaîne Al Jazeera, dont le slogan anglais est « We have no limits ». Les financements culturels, intellectuels, industriels, immobiliers et agricoles visent ainsi à rendre le pays « indispensable » au niveau international ; en multipliant les partenariats, le Qatar cherche à garantir sa protection de toutes parts, ce qui témoigne de sa vulnérabilité sur le plan strictement militaire. Cependant, cette faiblesse apparente n’empêche pas l’Émirat de déployer une activité diplomatique et stratégique intense, en finançant ou soutenant de nombreux groupes et partis dans des conflits et soulèvements en Afrique et au Proche-Orient. Le Qatar tâche de mettre à profit sa position stratégique de péninsule riveraine du golfe Persique en s’inscrivant comme un pivot des fragiles équilibres internationaux. Ainsi, le pays héberge à Al-Udeid la plus grande base militaire états-unienne du Moyen-Orient et le centre de commandement des forces américaines dans la région. Parallèlement, sa politique étrangère interventionniste risque de perturber la délicate balance entre l’Arabie Saoudite et l’Iran ; trouver le point d’équilibre avec ces deux puissances voisines et rivales constitue le principal enjeu du Qatar pour continuer à prospérer dans le jeu régional et international.
« Puissances rivales autour du Golfe », par Cécile Marin, Le Monde Diplomatique, avril 2021.
Conclusion
Le Qatar a connu un développement fulgurant depuis une trentaine d’années, en raison d’une intense exploitation des ressources hydrocarbures et d’une affirmation internationale croissante. Cela a permis à cet Émirat de se frayer un chemin singulier dans la trajectoire des États de la péninsule arabique. Toutefois, cette stratégie n’a pas manqué d’attirer l’attention sur le pays, de susciter des convoitises et des tensions avec les acteurs régionaux et internationaux. L’influence qatarienne est réelle mais de nombreux facteurs limitants (des risques potentiellement encore plus aigus avec les effets du dérèglement climatique) empêchent pour l’heure d’envisager le Qatar en puissance complète, pérenne et incontestée. Il n’empêche que cet État a réussi à se hisser dans la hiérarchie internationale par des événements marquants et l’affichage d’un fort volontarisme diplomatique et économique. Les défis restent grands pour transformer le « pays des superlatifs » en nation durable, à l’économie diversifiée et inscrite dans les enjeux et périls du XXIe siècle.
Pierre SUAIRE
Pour aller plus loin :
BRUSLÉ Tristan, « Loger pour exclure. Le camp de travailleurs, dispositif central d’un système de domination des migrants à bas revenus dans le Golfe arabique (exemples au Qatar) », in A. Clerval et al., Espace et rapports de domination, Presses Universitaires de Rennes, 2014.
CHAKER Rachid, Retour sur la crise du Golfe de 2017, Politique étrangère, 2017.
CHESNOT Christian, Les secrets d'une influence planétaire, Qatar en 100 questions, Tallandier, 2022.
KAWAKIBI Salam, Qatar : comment un petit État s’est-il façonné une politique étrangère ambitieuse, Centre Arabe de Recherches et d’Études Politiques, 8 novembre 2022.
LACOSTE Yves, Le Golfe et ses émirats, Hérodote, 2009.
LAZAR Mehdi, Qatar : quelle stratégie régionale ? De l’influence à la puissance, Diploweb.com : la revue géopolitique, 14 octobre 2012.
LAZAR Mehdi, L'émirat « hyperactif » : une analyse de la politique d'internationalisation du Qatar, Confluences Méditerranée, 2013.
Le Qatar : géographie d'un état hors-sol, France Culture, « Géographie à la carte », 17 novembre 2022.
NONJON Alain, Qatar, un nouvel acteur international, Diploweb.com : la revue géopolitique, 27 août 2015.
SCHARFENORT Nadine, « In Focus n° 1: Large‑Scale Urban Regeneration: A New “Heart” for Doha », Arabian Humanities, 2013.
« Qatar 2022 : un scandale français ? », France Télévisions, Complément d'enquête, 11 octobre 2022.