Quand les animaux exotiques servent des intérêts (partie II)
20/11/2022
Après avoir vu l’importance générale des animaux exotiques dans l’Histoire (voir partie I), nous allons tâcher de cerner leur rôle spécifique dans les échanges diplomatiques. Offerts lors de grandes occasions, les animaux rares sont des représentants du pouvoir émetteur, permettent de faciliter les relations entre États, et ont également pour effet de témoigner de certaines valeurs implicites lors de l’échange. En effet, chaque animal n’est pas affecté de la même charge symbolique et il convient d’en distinguer différentes caractéristiques. Pour cela, nous vous proposons une analyse partant d’exemples historiques variés, racontant une autre histoire de la diplomatie.
Les animaux exotiques, un présent de valeur
La Reine de Saba chez le roi Salomon, tableau de Hocine Ziani, 2015.
Les cadeaux ont toujours représenté un aspect notable des relations politiques entre puissances. Ils témoignent de l’estime envers l’interlocuteur. La diplomatie animalière ne fait pas exception et leur présence continue dans l’histoire de l’humanité permet de dresser un autre récit que celui de l’alternance séculière entre guerre et préparation de la future guerre en temps de paix. Formulé autrement, l’histoire des relations internationales ne peut être uniquement composée de violence et de négociations sous contraintes, elle démontre également la volonté d’entretenir des relations pacifiques et de coopération. Les animaux exotiques sont une ressource de premier plan en matière de diplomatie animalière ; de manière étonnante, ce n’est pas tant l’extraordinarité de la faune qui prime que les efforts pour faire parvenir l’animal à son interlocuteur. En effet, l’acquisition, le transport et les entretiens prodigués à l’animal sont particulièrement valorisés. Il est important de préciser à nouveau que le regard porté sur les animaux exotiques a varié tout au cours de l’Histoire et que la diplomatie animalière n’a pas seulement concerné des animaux originaux, mais aussi des animaux plus courants, en particulier pour la chasse (chiens, faucons, et surtout les chevaux). Il est également remarquable que les animaux sont des types de cadeaux particuliers, en raison du fait qu’ils sont chargés d’une valeur affective forte, mais que cela peut se retourner contre l’expéditeur. En effet, un animal qui se comporte mal ou qui décède de manière précoce peut affecter les relations avec le destinataire. Il s’agit donc d’un type de cadeau « à risques ». Les dimensions matérielles et pratiques de ces échanges d’animaux constituent une entrée intéressante pour saisir les difficultés et obstacles à franchir pour alimenter ces réseaux diplomatiques ; cela permet également de constater des mises en relation indirectes d’espaces très éloignés les uns des autres, et ce, dès les temps anciens.
Éléphant présenté à un roi, extrait de « De animalibus », Albert le Grand, XIIIe siècle, Bibliothèque Nationale de France.
Entretenir des relations et envoyer des symboles
Les cadeaux diplomatiques ne sont pas uniquement synonymes de rapports amicaux entre les civilisations, mais peuvent aussi témoigner d’une certaine soumission à un adversaire. Ainsi, l’historien romain Quinte-Curce évoque les lions et tigres offerts par des peuples du sous-continent indien (dont les Malliens) au monarque macédonien Alexandre le Grand, après une campagne militaire particulièrement féroce. Dans l’Antiquité et lors du haut Moyen-Âge, les sources sont rares pour documenter la vitalité des cadeaux diplomatiques en Europe occidentale. Les informations sont plus fournies concernant l’espace de la Méditerranée orientale, notamment les relations entre les Byzantins et ses périphéries. Dans cette société, le don vise à « faire plaisir au souverain qui le reçoit », mais aussi à « montrer la supériorité de celui qui l’offre », capable de dominer et vaincre des bêtes sauvages et impressionnantes.
Par ailleurs, est passé à la postérité le récit d’Abul-Abbas, un éléphant blanc envoyé en gage de bonne amitié par le calife abbasside Haroun-al-Rachid à Charlemagne. Les éléphants tiennent en effet une place de choix dans cette diplomatie animalière exotique médiévale et moderne, dont l’histoire retient certains noms, comme l’éléphant de Louis IX (envoyé à Henri III d’Angleterre), celui de Crémone, de Schongauer, Hanno, Soliman ou encore l’éléphante de Louis XIV. Les girafes Médicis (dans la République florentine de la fin du Quattrocento) et Zarafa, offerte au roi de France Charles X par le vice-toi d’Égypte Méhémet Ali, ont durablement marqué l’opinion publique et la culture populaire respectives de leur temps. La tentative d’expédition de trois crocodiles du Siam (actuelle Thaïlande) au roi Louis XIV évoque une facette méconnue des relations internationales prônées par le Roi-Soleil.
Ces animaux permettent de retracer des parcours sur des relations diplomatiques parfois étonnantes, à l’image du rhinocéros nommé Ganda ; le roi du Portugal Manuel Ier, souhaitant honorer le nouveau pape Léon X, lui offre un animal extraordinaire, récupéré par un explorateur portugais en Inde après une tentative infructueuse d’établir un comptoir commercial à Cambaïa. L’animal ne survit pas à un naufrage au large des côtes italiennes, mais sa description par un artiste méconnu inspire néanmoins le graveur Albrecht Dürer pour ce qui reste une de ses créations les plus célèbres. Cette présentation fait la part belle aux localisations européennes, mais il faut bien prendre la mesure de l’ampleur de ce phénomène sur tous les continents et notamment les relations africaines-asiatiques. Des pays qu’on estime souvent refermés sur eux-mêmes comme le Japon ont entretenu des liens diplomatiques réguliers avec différents pays, notamment les commerçants européens et asiatiques ; des bébés tigres, autruches, éléphants et chameaux sont identifiés dans les échanges entre le XVIIe et le XIXe siècle.
Le Rhinocéros, Albrecht Dürer, gravure sur bois de 1515.
Améliorer son image internationale : une diplomatie animalière non-agressive
Par ailleurs, les animaux exotiques servent également à modifier l’image d’une nation et plus spécifiquement d’une nation en construction. Au XXe siècle, on constate de nombreux exemples de pays souhaitant changer la perception dont ils font l’objet, ou même parfois émerger sur la scène internationale. Ainsi, l’Australie a investi des efforts conséquents pour changer son image négative liée à la faune endémique, perçue comme particulièrement hostile. Elle a tenté de retourner ce stigmate pour exploiter une image de réserve naturelle « sympathique » ; pour cela, les cadeaux d’ornithorynques offerts aux puissants alliés britanniques et américains lors de la Seconde Guerre mondiale ont permis à l’Australie d’acquérir une nouvelle considération, puis de développer une représentation encore plus « douce » avec la diplomatie du koala – un animal plus « mignon » et plus « pratique » à échanger que le kangourou, par exemple...
La République de l’Inde, à la suite de la pénible décolonisation britannique, répond favorablement à de nombreuses demandes d’envois d’éléphants et éléphanteaux à travers le monde (dans une logique de non-alignement, à la fois à l’Ouest et à l’Est). La sympathie inspirée par ces dons permet de conforter ce jeune État dans ses demandes d’aides internationales et de soutien au développement. Dans le même ordre d’idées, dans les années 1960, la Tanzanie s’ouvre au monde, en réponse à une demande de plus en plus forte d’exotisme de la part des différents pays développés. Le président Julius Nyerere est alors relativement isolé dans la Guerre froide, lui qui défend un socialisme africain révolutionnaire. L’utilisation diplomatique des animaux sauvages garantit une position de force à la Tanzanie, développant une sorte de « diplomatie du safari », et permettant de modifier les représentations liées à ce territoire.
Rakuda no zu, par Utagawa Kuniyasu, 1824. Collection de la Bibliothèque du Congrès. Le texte donne une description de cette paire de chameaux, notamment leur taille, ce qu'ils mangent et le fait qu'ils viennent d'Arabie. Ils ont été importés par des commerçants néerlandais.
La diplomatie animalière millénaire de la civilisation chinoise
Dans ces échanges internationaux particuliers, le rôle joué par la Chine est singulier, avec la fameuse diplomatie du panda. Initiée par la redoutable Wu Zetian (624-705), cette politique vise à entretenir des relations pacifiées avec les autres États. L’impératrice de la dynastie Zhou envoie alors deux pandas géants à l’empereur japonais, de véritables symboles de paisibilité. Des échanges millénaires entre l’espace chinois et l’Afrique de l’Est sont également documentés, surtout en direction de la Chine. Les girafes, lions, léopards et « oiseaux chameaux » (ou autruches) garnissent les collections chinoises sur présent des États des côtes est-africaines, comme le califat de Malindi ou la Somalie, notamment à l’époque des expéditions de l’amiral renommé Zheng He (début du XVe siècle).
Durant l’époque médiévale et moderne, le pouvoir impérial chinois tâche de contrôler ses marges et les échanges d’animaux sont un moyen de consolider les frontières, à l’intérieur de l’empire ou avec les territoires voisins (évoquons par exemple l’Empire durrani et les Kazakhs sous le règne de Qianlong). Les exemples sont particulièrement fournis pour les dons de chevaux, mais de nombreux autres animaux ont garni les rangs des ménageries des empereurs chinois. Les échanges diplomatiques d’animaux exotiques se poursuivent à travers les siècles ; malgré la relative fermeture commerciale de la Chine, elle est indirectement impliquée dans « l’échange colombien » et voit également arriver des espèces américaines.
Tableau représentant une girafe de tribut envoyée en Chine au XVe siècle. Philadelphia Museum of Art.
La diplomatie du panda, un puissant instrument de soft power pour le pouvoir chinois
La diplomatie du panda revient sur le devant de la scène internationale au milieu du XXe siècle. L’envoi de deux pandas géants aux États-Unis en octobre 1941 par Soong Mei-ling symbolise la reconnaissance de la République de Chine envers l’aide américaine fournie contre le Japon impérial. Après la Révolution de 1949, le leader Mao Zedong voit dans la diplomatie du panda l’occasion de transformer l’image internationale de la République Populaire de Chine, relativement marginalisée dans le bloc communiste et dans le monde. Ainsi, dans un premier temps, la Chine offre des pandas à ses alliés stratégiques, notamment l’URSS. Au début des années 1970, entérinant la rupture avec l’Union Soviétique, la Chine se tourne vers le bloc occidental pour sortir de son isolement.
John Tee-Van monte à bord d'un avion de la China National Aviation Corporation (CNAC) en tenant le panda femelle, Wildlife Conservation Society.
Outre la diplomatie du ping-pong pour reprendre les liens avec les États-Unis, la Chine maoïste entreprend une offensive de charme avec le déploiement de ses ambassadeurs à fourrure noire et blanche à travers les pays de l’Ouest. Les pandas sont cette fois-ci « loués » par la Chine aux différents États, afin de conserver un certain contrôle sur le destin de ces ursidés, uniquement originaires de la Chine centrale. Ils sont vus comme un des relais d’influence culturelle, permettant à la Chine de déployer son soft power au niveau mondial. Depuis dix ans, la République Populaire de Chine a encore fait évoluer son approche de la diplomatie du panda, utilisée comme monnaie d’échanges dans le but de garantir la signature de contrats stratégiques. Citons pour exemples le couple de pandas accueilli au zoo de Beauval depuis 2012 (l’année de la signature d’un contrat de fourniture d’uranium à l’entreprise Areva) et les pandas prêtés au Qatar à l’occasion de la Coupe du Monde 2022, en échange de contrats sur le Gaz Naturel Liquéfié de l’émirat.
Dessin de presse de Bernard Ciccolini, représentant la diplomatie du panda pratiquée par la République Populaire de Chine.
L’évolution du rôle joué par les animaux exotiques permet de comprendre qu’il s’agit de cadeaux singuliers, à plusieurs égards : de tout temps, des animaux ont été échangés entre puissances, pour des raisons utilitaires et géopolitiques. Les animaux exotiques ont pour particularité d’ouvrir plus largement le champ de la symbolique et des représentations identitaires afférentes aux différents animaux concernés. Offrir un animal plutôt qu’un autre modifie en profondeur la perception que le destinateur se fait de l’expéditeur et de la relation entre les deux. Pour illustrer cela, la charge affective n’est pas la même si on donne un koala ou un kangourou, bien qu’il s’agisse de deux espèces endémiques d’un même territoire (l’Australie, en l’occurrence). Les conditions d’approvisionnement et d’échanges rendent le symbole plus ou moins éclatant ; en effet, transporter un puissant pachyderme à travers les mers et continents est plus valorisé que de faire venir un oiseau même très rare. On peut comparer les dons faits à tel État et ceux faits à tel autre pour analyser des rapports de force et des tendances sociopolitiques et économiques. Il est néanmoins essentiel de conserver une approche globale pour cerner au mieux le sens et les logiques sous-tendant les échanges d’animaux exotiques à travers l’Histoire.
Pierre SUAIRE
Pour aller plus loin :
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